Court récit d'enfance d'Unica Zurn, auteure surréaliste et épouse de Hans Bellmer. Elle y conte dans une langue limpide et poétique la formation de sa sensualité à partir d'une image paternelle omniprésente dans son coeur, mais non dans sa vie. L'absence rend l'amour éternel, dit-elle.
Il se dessine dans ce court récit les principales fantasmagories qui pèseront sur son destin de femme et d'artiste, hélas ponctué de crises de démence.
Bien tragique existence, mais magnifique écriture, aisée, lumineuse, directe, non contournée.
C'est beau.
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Au printemps de sa vie, une petite fille sensible, fragile comme une poupée de porcelaine, s'initie à l'amour. Elle en explore les prémices sous toutes les coutures, depuis les jeux érotiques jusqu'à l'écriture (des billets doux pour remplacer une parole dont l'émotion pourrait la briser). Cette petite poupée voit l'amour comme une grande fenêtre, ouverte sur l'infini. Balbutiante, elle se penche par la fenêtre, vers son ciel printanier, elle cherche à voir l'objet de son désir, à le sentir, à le ressentir, à le toucher, même un seul bout de cheveux emporté par le vent. Elle se penche, elle se penche...
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Parfois, les enfants sont pris de joie à se sentir échapper à la pesanteur. Avec une témérité folle, ils sautent du mur. le plus haut et, tels des chats, ils atterrissent en douceur sur les mains et sur les pieds. Ils dansent, ils tournent sur eux-mêmes toujours plus vite jusqu'à être pris de vertige et tomber.Ils jouent à la princesse et aux brigands, et la princesse vole d'un épais buisson à l'autre pour se cacher des brigands. Si elle est quand même prise, les brigands se changent en Peaux-Rouges qui attachent leur victime au poteau et tirent sur elle arcs et flèches. Le jeu est dangereux mais c'est cela qu'elle veut. On lui bande les yeux. On allume un feu si près de ses vêtements qu'ils commencent à brûler. On lui tire les cheveux, on la pince, on la boxe. Pas une plainte ne s'échappe de ses lèvres. Elle souffre en silence, perdue dans des rêveries masochistes où les idées de vengeance et de représailles n'ont pas de place. La souffrance et les douleurs lui font plaisir.
A présent elle sait enfin pourquoi elle vit: parce qu'elle devait -le-rencontrer. Dans les heures sombres de désespoir, elle s'est souvent demandé pourquoi elle était venue sur terre. Elle en voulait à ses parents de l'avoir mise au monde. Ce monde qui lui semblait hostile et dur. Elle est tellement émue qu'il lui soit apparu qu'elle en mourrait volontiers sur le champ. Rien n'existe pour elle de plus grandiose et de plus excitant que la contemplation de cet étranger. Pour la première fois de sa vie, elle aime quelqu'un qui n'est pas son père. (p.61 /éd. Pierre Belfond, 1971)
Le soleil revient et elle sort de sa léthargie. Le soleil est maintenant l'élément le plus important. Avec le soleil elle va le revoir. Elle regarde le soleil briller dans la maison. Les rayons, qui tombent des hautes fenêtres du hall et dans lesquels dansent la poussière, forment sur le plancher comme de larges poutres. Elle essaie de monter sur une de ces poutres de lumière pour grimper au ciel. Elle est parfois encore naïve malgré ses douze ans. Elle croit aux prodiges. Et elle tombe de sa poutre de soleil, diaphane, et se casse le nez. Peut-être que ça réussira une autre fois.
"C'est fini" dit-elle à voix basse et elle se sent déjà morte avant que ses pieds ne quittent le rebord de la fenêtre. Elle tombe sur la tête et se brise le cou. Son petit corps gît, étrangement tordu dans l'herbe.
"Je t'aime. Eternellement. Ton Eckbert."
Cette lettre lui semble infiniment longue et audacieuse. Quand il pense à toutes les choses ineffables qu'il veut lui écrire et dont elle doit se douter si elle l'aime aussi, cette lettre en est bien une qui demande des heures pour être lue.
https://www.editions-harmattan.fr/livre-exposition_benoit_lepecq-9782343227139-68464.html
Lors d'une exposition en 1962 à la galerie le point cardinal, on assiste au vernissage d'une dessinatrice surréaliste, compagne d'Hans Bellmer : Unica Zürn. Celle-ci, un an plus tôt, a été hospitalisée à Sainte-Anne par le docteur Ferdière, présent au vernissage. La traductrice et journaliste Ruth Henry complète les invités. Son exil de l'Allemagne post-hitlérienne la fait agir comme une enfant aux yeux d'un cénacle d'artistes académiques et d'un pouvoir médical qui vient de découvrir les neuroleptiques. Sa grande innocence subvertit les codes: il est question de savoir si on la ré-internera ou non. Hans Bellmer représente le contrepoint masculin à son vécu désintégré, dont la place dans l'histoire surpasse la muse ou la Poupée qu'on aura retenues d'elle.
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