L'histoire nous a longtemps été contée à partir "du haut" avec des dates de batailles, des noms de dynasties et de personnages célèbres. Mais c'est par la littérature que j'ai mieux compris de larges pans de notre passé : en étant invité à accompagner des personnages immergés dans le grand flot des événements et en partageant ainsi avec eux "de l'intérieur" le cours des événements de leur époque. Au lieu de survoler le paysage dans un atlas ou album photographique, on en traverse une partie à pied, en compagnie de gens de peu, ce qui impose une approche plus profonde, car "vécue". Convaincu par le "co-vécu".
La Saint-Barthélemy ? Vous en souvenez-vous ? Massacre ignoble de chrétiens par des chrétiens. Dates, chiffres, noms : que nous reste-t-il de tout cela ?
Jérémie Foa nous raconte les événements à partir de la base, celle des individus impliqués. En ce temps-là, hélas comme toujours, l'être humain a des comportements exécrables inhérents à sa nature même : le voisin dénonce, le voisin assassine, le voisin "n'a rien vu", parfois l'assassin vient habiter dans la demeure de sa victime dont le corps flotte encore sur la Seine, le mari profite des troubles dans le quartier pour faire disparaître sa femme (à moins que cela ne soit le contraire), les enfants sont éliminés avec leurs parents, le riche évite la dague en payant rançon, etc. de rares cas d'humanité sont rapportés. L'histoire "n'a pas de morale" : l'assassin meurt souvent enrichi et de sa belle mort dans son lit. Les représentations moyenâgeuses de l'Enfer ont sous-estimé la cruauté dont sont capables les hommes. Buchenwald.
L'énorme travail de recherche dans les archives s'apparente à un travail de policier. Encore faut-il que ce policier ait du flair et du talent. L'enquête est difficile : il faut affronter la graphie des manuscrits de l'époque, leur vocabulaire et leurs nombreuses coquilles sous lesquelles démasquer "l'appellation originelle du disparu". La reproduction dactylographiée de nombreux extraits de registres renforce l'impression du lecteur d'accompagner l'auteur dans le déchiffrage qu'il a dû réaliser. Cette lecture n'est pas une visite virtuelle du passé : on peut y toucher de la main les traces laissées sur les murs par les croix arrachées au-dessus des fosses communes. Ces vingt-cinq tableaux de victimes et assassins nous laissent une profonde impression de malaise : comment l'apparente banalisation du crime et des atrocités a-t-elle pu exploser en quelques jours ? Quoiqu'elle transparaisse entre les lignes de cette exposition, il manque peut-être en introduction la présentation de la tension croissante entre les protagonistes au cours des années précédentes, celle de la relative accalmie ayant résulté de la Paix de
Saint-Germain (1570) puis la montée en pression ayant conduit deux ans plus tard à l'explosion que l'on sait. le tsunami surgit ; on y assiste totalement médusé, sans avoir perçu aucun signe avant-coureur autre que celui que l'enseignement de l'histoire des Guerres de Religion a laissé dans les mémoires scolaires de la plupart d'entre nous. Ravensbrück.
Jérémie Foa, historien, n'hésite pas à nous parler un peu de lui ; il commence ainsi un chapitre : "Une fois, j'ai rêvé de la Tour Eiffel". Avouez que relater cette anecdote dans un ouvrage signé par un universitaire et consacré à des faits historiques datant de 450 ans n'est pas banal. Plus loin, il évoque le film "La Reine Margot". L'auteur nous parle de lui en train d'écrire. J'aime cette forme d'écriture, elle se rapproche de la littérature. Il réussit à maintenir une réserve entre ce qu'il décrit et ce qu'il ressent : pas de pathos, pas de voyeurisme. Ce récit tient de la photographie. Mauthausen. Srebrenica. Rwanda ...
Tout ça, c'est de l'histoire ancienne me direz-vous. Non. Comme nous pouvons tous le faire, l'auteur, de-ci de-là, fait des rapprochements entre l'objet de son étude et notre époque. La décapitation de
Samuel Paty démontre que ce que l'on croyait à jamais derrière nous reste d'une "troublante actualité".