« Joseph en Egypte » est le tome 3 de la grande saga de la tétralogie de « Joseph et ses frères », écrite entre 1933 et 1943 par
Thomas Mann. C'est une interprétation libre de l'histoire de Joseph des chapitres 25 à 50 de la Genèse, ou des111 sourates du Coran intitulées « Yossef ha-Tsaddiq » (Joseph le Juste).
Thomas Mann transpose l'histoire à son gré, dans la période amarnienne, sous le règne du pharaon Akhenaton. Mann s'y attelle dès 1926, et détricote les récits des Ecritures pour en faire une épopée. le projet, dix ans plus tard, occupe près de 1500 pages. 4 volumes, intitulés respectivement « Les Histoires de Jacob » (1933), « le jeune Joseph » (1934), « Joseph en Égypte » (1936) et « Joseph le nourricier » (1943) qui termine le cycle. Les 4 tomes ont été traduits par
Louise Servicen, puis publiés par Gallimard entre 1935 et 1948.Joseph en Egypte est ressorti dans la collection l'Imaginaire #85 (1980, Gallimard l'Imaginaire, 518 p.).
Joseph et ses onze frères sont emmenés en Égypte par les Ismaélites, puis vendus à Putiphar, officier à la cour et conseiller du pharaon. Ce n'est qu'un serviteur parmi les plus humbles, mais sous le nom d'Osarsif, il s'adapte peu à peu à son nouveau milieu jusqu'à arriver au sommet que représente le poste d'Intendant en chef, malgré le harcèlement qu'il subit par la maitresse de maison. Voilà pour l'histoire.
Alors pourquoi seulement ce tome 3. Il y a bien le pavé des 1500 pages. Mais je viens de finir de relire et commenter «
La Montagne Magique » traduit de « der Zauberberg » par
Maurice Betz (1977, Fayard, 775 p.) du même
Thomas Mann, prix Nobel en 1929. Une histoire d'ingénieur en chantier naval. « C'est curieux chez les marins ce besoin de faire des phrases » disait-on dans un film célèbre. Il faut croire qu'il en est de même chez les constructeurs de chantier naval. Pour des malades en sanatorium, on ne leur trouve pas le souffle court. Ceci dit, le roman est repris avec talent par Olga Tocarczuk dans son dernier ouvrage « le Banquet des Empouses » sous-titré « Roman d'épouvante naturopathique », traduit par
Maryla Laurent (2024,
Editions Noir sur Blanc, 336 p.). L'auteur polonaise aux dreadlocks a aussi été nobélisée en 2018. Et Joseph dans tout cela. L'histoire a aussi été reprise par
Abdulrazak Gurnah, auteur tanzanien, lui aussi récent prix Nobel en 2021, dans «
Paradis », traduit par
Anne-Cécile Padoux (2021, Denoël, 384 p.). « D'
abord, le garçon. Il s'appelait Yusuf ; il avait quitté brusquement sa famille dans sa douzième année ». Ce sont les premières phrases. Non sans ressemblance avec le « Appelez-moi Ismaël » qui entame «
Moby Dick » de
Herman Melville traduit par Philippe Jaworsky (2006, Gallimard, La Pléiade, 1456 p). Alors, des plagiats de prix Nobel. Pas forcément, puisque l'histoire de Joseph remonte aux Ecritures, Bible et Coran, quoique dans la Torah, le cycle de Joseph est une histoire écrite pour mettre en évidence l'identité juive de la diaspora en Égypte. Puis son intégration juive dans la diaspora égyptienne, Joseph représentant un modèle d'ascension sociale dans ce pays hôte jusqu'à laisser la marque de sa sagesse dans l'administration. C'est du moins la thèse développée par
Sabrina Inowlocki dans son essai « Des idoles mortes et muettes au Dieu vivant : Joseph, Aséneth et le fils de Pharaon dans un roman du Judaisme hellénisé » (2003, Brepols, 122 p.). Il faut cependant noter que cet épisode de la fille de Putiphar, prêtre de On (Héliopolis), c'est-à-dire adorateur du soleil, et femme de Joseph, fait partie des écrits apocryphes. Elle enjolive l'ascension sociale de Joseph, puis de la sortie d'Egypte.
Plus prosaïquement, l'histoire renvoie directement à « Madame Putiphar » (1839) de
Petrus Borel (1809-1859) réédité par
Jean-Luc Steinmetz (1999,
Editions Phébus, 448 p.). Auteur qui figure dans «
Anthologie de l'humour noir » (1966,
Jean Jacques Pauvert, 596 p.) d'
André Breton ainsi que son chien « qui devait mourir d'avoir trop longtemps partagé sa misère9 ». Il est vrai que pour survivre,
Petrus Borel dut s'astreindre à rédiger en série des discours de distribution des prix. C'était au temps où les écoliers étaient récompensés au mérite, et avaient droit à un livre qu'ils lisaient. Mais c'était il y a un certain temps.
Retour à « Joseph en Egypte » et à la caravane des Ismaélites. Ces adeptes du patriarche biblique Ismael diffèrent des partisans d'Ismaïl ben Jafar, nom du septième imam du chiisme. La caravane poursuit sa route vers le Sud et l'Egypte, jusqu'à « l'entrée au Schéol », frontière des terres du pharaon, en route vers les Pyramides. C'est là où les chiens aboient.
Thomas Mann souligne le changement de culture, avec la bureaucratie des innombrables fonctionnaires et scribes royaux. Ils arrivent à Thèbes.
Auparavant, Joseph a été jeté dans un puits par ses frères, repêché, puis vendu comme esclave à des chameliers traversant le désert qui le cèdent à leur tour à l'eunuque du Pharaon, et qui est ensuite jeté au cachot avec le maître-échanson et le maître-panetier. Passé maître dans l'art de l'interprétation des rêves, il commence par prédire au maître-échanson qu'à la suite de son rêve, il sera innocenté et qu'il retrouvera ses fonctions auprès du roi. Par contre, il prédit au maître-panetier qu'il sera pendu et mangé par les oiseaux. Ces prédictions se réalisent trois jours plus tard.
Le pharaon, Akhenaton-Amenhotep IV, a fait deux rêves qui le perturbent fortement. Il a sollicité ses conseillers et son épouse Nefertiti, sans résultat satisfaisant, d'où le recours à Joseph. C'est l'épisode des 7 vaches grasses et des 7 vaches maigres. Joseph prédit 7 années de bonnes récoltes, suivies de 7 années de disette en Égypte. « Les vaches maigres dévorèrent les vaches grasses. A ce moment, le Pharaon se réveilla ». Puis rendormi, le pharaon rêve à nouveau. « Il voyait sept beaux et gros épis de blé qui poussaient sur la même tige. Ensuite poussèrent sept autres épis, tout rabougris et desséchés par le vent du désert. Les épis rabougris engloutirent les épis beaux et bien remplis. Alors le Pharaon se réveilla et se rendit compte qu'il avait rêvé ». Comme quoi, le métier de pharaon n'est pas un métier facile, avec des nuits qui ‘écoulent comme le Nil. Il leur fallait un Joseph. « Repose paisiblement, fit Joseph d'un ton pénétré, après les fatigues du jour ! Puissent les plantes de tes pieds, brûlées par l'ardeur du sentier où tu chemines, errer béatement, sur les mousses de la paix, et ta langue exténuée se désaltérer aux sources murmurantes de la nuit ! ».
De par sa sagesse, Joseph va bénéficier d'une promotion très rapide et devient une sorte de ministre de l'économie et du travail de l'empire d'Akhenaton. Il fait remplir les greniers royaux pendant les années d'opulence, puis et redistribue le blé à la population pendant les années de famine. C'est une sorte de haut-commissaire au plan qui agit. Il impose aussi un partage des récoltes avec le pharaon, mettant alors l'administration des terres sous une tutelle centrale. D'où l'accroissement du pouvoir et la richesse du pharaon. Joseph est acclamé par la foule.
Mais auparavant, il a séduit l'épouse de son maître, Madame Putiphar, ce qui ne se fait pas. Chez
Thomas Mann, c'est un peu l'inverse. C'est la femme qui tente en vain de séduire Joseph. Il « avait une belle prestance et un beau visage ». Ce qui n'aboutit à rien. « Comment pourrai-je accomplir un aussi grand mal et pécher contre Dieu ? ». Aussi, pour se venger, elle accuse faussement Joseph qui est jeté en prison. « La chatte géante levait la patte et ses griffes menaçantes se dressaient hors de leurs étuis de velours pour le mettre en pièces. […] Elle l'accuserait de lui avoir fait violence et cette dénonciation lui serait un plaisir infini. Elle saurait si bien jouer la ravagée et la souillée, que nul ne douterait de sa sincérité ». Il se marie cependant à Aseneth, une femme païenne, n'est pas sans faire scandale, bien qu'elle soit la fille de madame Putiphar. La fille est très belle, mais dédaigneuse envers les hommes et rejette tout d'
abord Joseph, qui est à l'égal du fils adoptif du pharaon. Mais en voyant l'homme aussi beau et pieux, elle en tombe amoureuse et se languit de tristesse. Elle en vient finalement à prier le Dieu de Joseph et à rejeter les faux dieux d'Égypte. Puis un ange se manifeste et tous deux s'accordent pour se marier. C'est beau comme une belle histoire d'amour, et cela serait vrai, et se saurait, si ce n'était basé sur des écrits apocryphes, réécrits pas des prosélytes juifs, selon les interprétations récentes.
A noter que Richard Strauss (1864-1949), compositeur et chef d'orchestre allemand a l'idée d'en faire un ballet, sur un argument de Hugo von Hofmannsthal. Ballet qui sera donné en mai 1914, avec la troupe des Ballets russes dirigée par Serge Diaghilev. L'argument reprend un repas de fête à la cour de Putiphar. Les esclaves apportent des cadeaux, dont un tapis dans lequel est enroulé un jeune berger, Joseph, qui doit être jugé. Il défend son innocence. Mais madame Putiphar renvoie le tribunal et embrasse Joseph. Les gardes surprennent le couple et emmènent le garçon en détention, pour être torturé sur ordre de Putiphar, dépitée. L'apparition d'un angesauve Joseph. Ses chaînes tombent au sol, et libéré, il suit l'ange. La tentatrice s'étouffe avec son collier de perles.
Thomas Mann répartit symboliquement son récit biblique chaque fois en 7 chapitres équilibrés, mais longs quoique divisés en paragraphes aux titres explicites. Il va aussi introduire les nains Doudou et Zezet,
Quelques libertés aussi avec le choix du pharaon, Akhenaton, inventeur de l'éphémère monothéisme de la civilisation égyptienne à l'époque du Nouvel Empire, selon la classification de l'égyptologie allemande. Par contre, le roman propose des passionnants passages sur les villes de On (Héliopolis), Memphis et Thèbes donc (Louxhor), sur la descente vers le sud du cours du Nil. Cette abondance de détails ne fait pas nécessairement avancer l'histoire.
Sur le fond, il se trouve que j'ai récemment lu «
Aux origines d'Israël. Quand la Bible dit Vrai » de
William-G Dever (1933- ), traduit par
Patrice Ghirardi (2005, Éditions Bayard, 285 p.) un essai, et synthèse de recherche de l'auteur, pour présenter ses thèses sur les origines du peuple d'Israël, en opposition avec d'autres ouvrages sur le même thème. Dont en particulier «
La Bible dévoilée : Les nouvelles révélations de l'archéologie » des archéologues
Israel Finkelstein et
Neil Asher Silberman traduit par
Patrice Ghirardi (2002, Bayard, 432 p.).
Quoi de plus disruptif que de confronter ce que disent les exégètes des livres sacrés avec les faits tels qu'ils sont recueillis par les archéologues. Il faut reconnaitre que les premiers archéologues s'étaient donnés pour mission « d'éclairer, de comprendre [et surtout] de prouver la Bible ». En ce sens, chaque découverte se devait d'être une illustration du texte biblique. On a depuis, à partir de 1900, appelé cette façon de faire l'archéologie biblique. Ce n'est qu'à partir de 1970 que les méthodes inspirées des sciences sociales et bénéficiant des techniques scientifiques, se sont peu à peu imposées aux interprétations bibliques. Ceci dit, les archéologues tombent d'accord sur le fait que nombre de légendes, de personnages et de fragments de récits de la Bible remontent fort loin dans le temps. Il reste cependant que la rédaction de la Bible s'est faite dans les circonstances politiques, sociales et spirituelles d'un État pleinement constitué, avec une alphabétisation répandue, à l'apogée du Royaume de Juda, à l'âge du Fer récent, à l'époque du roi Josias. C'est en pleine opposition à la théorie de Dever, qui voyait dans les tribus judéennes des paysans arriérés dont les prêtres ont créé les mythes pour valider le roi Josias dans l'unification d'Israël. « Jusqu'à présent, l'archéologie biblique essayait de repérer les sites, les objets, les personnages et tentait de les faire coïncider avec les faits relatés dans la Bible et leur chronologie supposée. À l'inverse, nous partons de ce que découvre l'archéologie et nous reconstruisons l'histoire à partir de ces découvertes. Nous pouvons ainsi voir en quoi elle correspond ou non avec la réalité du récit biblique, en quoi les événements sont plus tardifs ou plus précoces que ce que nous en savions ». Cette lecture critique et ces données des vestiges s'appuient sur divers sites archéologiques, dispersés dans l'actuel Etat d'Israèl.