L'auteur présente son livre comme une fable : Pourquoi ? Si j'ai bien compris qu'il veut mêler ce qui reste de la mémoire et de l'imagination face aux impératifs de la réalité : si j'ai apprécié des phrases bien placées. Néanmoins, j'avoue ne pas avoir compris pourquoi autant de sujets traités (confinement, racisme, sociologie, art, etc) dans un ensemble qui me semble du coup pas facile, voire pas toujours compréhensible (pour en faire une fable j'entends). Une fable ne doit-elle pas être accessible, avec une morale claire et nette ? Déçu donc pour un titre qui contenait des promesses. Pour l'histoire, au plus simple : une femme se fait larguer juste avant le confinement par son mari : elle rencontre un jeune étudiant pour un soir ; elle tombe enceinte ; elle, de son côté, nous raconte comment elle veut appréhender le monde dans lequel son fils va grandir. le fils nous racontant, de son côté, ce chemin de vie partagé avec une mère écrivaine qui se cache derrière un pseudonyme masculin. Ce roman court est présenté comme initiatique : à quoi ? Et, il aurait fallu qu'il soit plus abordable déjà ! Comme d'habitude, je préfère dire que je suis passé à côté d'une oeuvre originale.
Commenter  J’apprécie         204
Entre le conte philosophique et le road trip postapocalyptique[...] La Dernière Joie du monde est à consommer cul sec, tel l’élixir de lucidité délivré par un vieil ermite dans un roman de science-fiction.
Lire la critique sur le site : LeMonde
“Le journaliste voulait savoir si j’avais lu Le Banquet de Platon. Je n’ai jamais été un grand lecteur. Et Platon, tout d’un coup, apparaissait comme la condition pour que l’échange puisse se poursuivre, une lecture incontournable, que seul un imbécile n’aurait pas faite. Cela sonnait comme une provocation. C’était complètement différent de la façon dont le patient me parlait des auteurs grecs. Il n’essayait pas de m’humilier ni de prouver quoi que ce soit, il parlait des Grecs comme qui raconte des blagues. “‘Je l’ai lu il y a longtemps au lycée, comme tout le monde’, j’ai répondu. Et à peine avais-je prononcé ces mots, que je me demandais comment réparer cette bêtise. Le journaliste a souri. Personne ne lit Platon au lycée. J’aurais dû au moins savoir cela.
Après les mois que le présent avait écrasés, ils avaient désappris à faire des projets, ils se méfiaient des attentes. L’avenir était une abstraction obscène.
Maintenant ?
Quand alors ?
Elle sourit et haussa les épaules. Le sexe faisait partie d’un plan plus vaste, dont ils n’osaient pas parler tout de suite, comme à l’ombre des arbres où ils s’étaient connus, quand existait encore l’illusion d’un paradis qu’ils pouvaient comprendre et qu’ils nourrissaient en silence pour éviter les dérapages romantiques. Le hasard de la rencontre à ce moment précis annonçait une possibilité d’avenir qu’il valait mieux ne pas imaginer. Aucun d’eux n’avait besoin de dire ce qu’il avait vécu pendant le confinement.
Tu me donnes une seconde ?
Elle le vit s’éloigner vers un garçon qui, sous un arbre, les observait à distance, et qu’elle ne remarqua qu’alors. Elle les vit discuter. Le garçon, entre de grands gestes dans sa direction à elle, remit quelque chose à l’étudiant et disparut.
Ils sont venus détruire le monde, lui dit-il. Qui? demanda-t-elle.
Il dit que, pressentant une fin irrémédiable, ils (toujours sans les nommer) avaient décidé d’arracher au monde sa dernière joie. Cette joie de destruction, qu’ils avaient décidé de savourer seuls.
Ils, qui ? insista-t-elle sérieusement cette fois.
Mais au lieu de répondre, il prit, dans la poche de son pantalon, un cachet qu’il porta à sa bouche, et l’embrassa. Ils passèrent la nuit dans un gourbi du centre. Au matin, il lui dit qu’il devait partir. Il l’embrassa, lui promit de la rappeler, il n’allait pas la perdre à nouveau, et sortit en vitesse, sans lui laisser la chance de lui parler de son enfant.
(Les premières pages du livre)
La dernière chose qu’elle aurait pu imaginer était qu’il attendait d’elle qu’elle fût une femme légère et insouciante. Elle ne l’avait pas été pendant les vingt années qu’ils avaient passées ensemble, elle ne le serait pas main- tenant, à trente-neuf ans, en plein confinement, quand tout était attente sans avenir. Il attendit que la distanciation sociale soit décrétée pour lui annoncer qu’il ne pouvait plus continuer à vivre avec elle. Elle découvrit avec surprise qu’il avait été heureux pendant les quelques jours où elle s’était absentée, invitée à donner des cours dans une autre université. Et pourtant les indices ne manquaient pas. Depuis plus d’un an le sexe entre eux était devenu un effort qu’aucun des deux n’était prêt à faire.
Ne pouvait-il y avoir un doute quant à sa décision et l’ambiguïté de ses sentiments? Non. Sa présence l’étouffait, sa guerre contre l’injustice du monde le perturbait. Il vivait avec elle en état d’alerte, comme si tout était sur le point d’exploser et qu’elle était constamment dans la crainte de la pire des crises, qui aujourd’hui, ironiquement, la prenait au dépourvu. Loin d’elle, il perçut que le problème ne venait pas de lui. Ni la tension ni l’anxiété ne venaient de lui, insista-t-il. Loin d’elle, il comprit qu’il pouvait être heureux, seul.
Pour la première fois en vingt ans, ils se séparèrent sans contact physique, comme le demandait le bon sens dans le combat contre l’épidémie. Mais il suffit qu’il sorte et ferme la porte pour qu’elle comprenne la redondance insensée de cet abandon pendant le confinement : la perspective de la solitude, comme si cela ne suffisait pas, justifiée par une menace extérieure, physique, mortelle et invisible.
Elle était revenue de son voyage pour reprendre la vie aux côtés d’un homme qui ne la désirait plus, quand bien même lui avait-il déclaré son amour à distance, par téléphone, jusqu’à la dernière minute, peut-être poussé par l’inertie de l’habitude (ils étaient ensemble depuis la fin de leur adolescence) transformée en culpabilité et compassion. Dans le court intervalle entre son retour et la rupture, elle eut quand même le temps de réaliser un projet ancien et d’assister à la conférence d’une critique littéraire qui, plus d’une fois pendant des événements auxquels elle-même avait participé, avait ridiculisé ses romans écrits sous un pseudonyme, ne sachant pas qu’elle se trouvait en présence de l’autrice. Elle n’eut que le temps d’assister au premier cours. L’université fut fermée dès le lendemain, après que deux étudiants, l’un en droit, l’autre en ingénierie, tous les deux souffrant d’une forme grave de la maladie, eurent confirmé la présence du virus sur le campus. La fermeture de l’université coïncida avec le début du confinement.
Cependant, quelque chose d’inédit et d’inattendu se produisit pendant ce cours, alors qu’elle écoutait la critique littéraire brocarder des passages de l’un de ses romans signés d’un pseudonyme masculin. La conférence, en réalité un atelier de création littéraire, se proposait de déconstruire une série d’impostures et de leurres contemporains – entre autres, son roman –, et elle espérait recueillir, profitant de sa situation improbable d’autrice incognito mêlée aux étudiants, l’inspiration et le matériau pour un futur projet picaresque. Elle n’avait jamais rien écrit de comique. Ce serait sa chance de prouver qu’elle aussi avait de l’humour. La professeure lisait à voix haute des extraits du livre et, convaincue qu’il avait été écrit par un homme, se moquait de l’incapacité de l’auteur à traiter tout ce qui ne se référait pas à son propre sexe, avec regards de complicité et clins d’œil lancés à sa collègue (et autrice) impassible au milieu des étudiants : “Vous voyez de quoi est capable l’imagination masculine ! Les insanités qu’un homme peut penser d’une femme ! Vous remarquerez le vocabulaire. Jusqu’où peut conduire le ridicule de ses fantasmes ?!”
Juste à ce moment-là, un garçon roux qu’elle avait remarqué en entrant et avec qui elle échangeait depuis un moment des regards furtifs se rendit compte qu’elle n’avait pas le livre et l’invita à en suivre la lecture sur son exemplaire. Ce fut la confirmation de quelque chose de possible et de réciproque, jusqu’alors inconcevable pour elle : flirter avec un étudiant de quinze ans de moins qu’elle, s’asseoir à côté de lui, tandis qu’il suivait d’un index à l’ongle rongé les phrases qu’elle avait écrites à son âge, protégée par un pseudonyme maintenant ridiculisé sous la lecture implacable de la professeure.
Ce fut en effet une sensation inédite de transgression et de liberté – il n’était pas son étudiant, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, sans la sanction des règles de conduite et des hiérarchies académiques ; elle enseignait dans une autre faculté, elle était là en auditrice libre, en principe pour faire plaisir à une collègue obsédée par ses livres tout en ignorant qu’il s’agissait des siens –, une liberté proche de la folie qui les posséda après le cours, après qu’elle lui eut proposé de le reconduire, tandis qu’ils marchaient à travers les bosquets vers l’un des parkings de l’université et qu’ils s’arrêtèrent soudain, indifférents non seulement au risque d’être surpris en flagrant délit, mais aussi à celui d’être victimes de voyous, risque qui ne pouvait être écarté, à cet endroit-là et à ce moment- là, à la tombée de la nuit. Ils ne le savaient pas, mais ils consacraient ce faisant la fin d’une ère. Là s’achevait le monde tel qu’ils l’avaient connu.
Ils ne décidèrent rien. Ils ne se dirent pas leur nom. Ils n’échangèrent pas leurs numéros de téléphone ni leurs adresses électroniques. “L’inconnu est le combustible du fantasme”, avait choisi l’enseignante, quelques heures auparavant, parmi les nombreux clichés du roman qu’elle tenait entre ses mains. Pour l’autrice, l’ironie de ce malentendu confirmait l’avantage de n’avoir jamais parlé de ce qu’elle publiait hors de la carrière académique. Elle était sociologue. Elle signait de son nom ses écrits de sociologie. De la même façon que les hétéronymes lui ouvraient de nouvelles possibilités romanesques en principe incompatibles entre elles, un projet littéraire picaresque par exemple, l’anonymat lui permettait de réaliser quelque chose d’encore plus improbable et inattendu, un fantasme refoulé d’adolescence, en faisant l’amour avec un jeune homme inconnu. Personne ne pourrait l’associer à l’autrice de fiction, lui attribuer une identité littéraire, la confiner à un style, aux romans qu’elle avait écrits. De la même façon, ce n’était pas elle qui se trouvait avec l’étudiant sur un parking de l’université. C’était l’incarnation d’un fantasme ancien. L’inconvénient de l’anonymat, en l’occurrence du moins, et sans qu’elle ait pu le prévoir, était de rendre l’avenir inatteignable. Sans rien se dire, ils comptaient se revoir lors du cours suivant qui n’eut jamais lieu. Pris de court par le confinement, chacun suivit son chemin sans ne plus rien savoir l’un de l’autre.
À ce stade, elle pensait encore qu’il était possible être heureuse dans son couple (ce n’est que quelques jours plus tard que son mari lui annoncerait sa décision de la quitter), et ce fut pour cela qu’elle accepta sans remords et même avec une certaine désinvolture le risque d’une aventure sexuelle fortuite, sans lendemain ni conséquence, mais il se pouvait aussi qu’une partie de ce qu’elle ressentait comme liberté et transgression appartînt déjà à la fin de ce monde, à l’intuition diffuse d’une rupture conjugale imminente.
Les mois qui suivirent, après qu’elle eut compris la double dimension de son isolement, la conscience de la fin d’une vie qui lui avait paru pendant des années définitive à présent assombrie par la progression incontrôlable de l’épidémie et du nombre – non officiel – de morts et de contaminés (les chiffres officiels étaient tenus secrets par le gouvernement), elle découvrit qu’elle était enceinte. Même si l’avortement était légal dans le pays, et non plus objet de l’hypocrisie la plus obscurantiste, il aurait été difficile et risqué de trouver de l’aide au moment du pic de la crise sanitaire, alors que les hôpitaux travaillaient aux limites de leur capacité et même au-delà. Les règles du confinement et les risques de contagion la maintinrent dans un état morbide de déni, et elle préféra demeurer éloignée du corps médical et des cliniques, à l’exception d’un examen pratiqué chez elle dès qu’elle soupçonna sa grossesse, pour écarter l’hypothèse d’une maladie quelconque contractée au cours de cette rencontre imprévue à l’université. Pour couronner le tout, non seulement elle avait été abandonnée par son mari, mais elle perdit son père et sa mère dès les premiers mois de la pandémie. Elle les vit pour la dernière fois lorsqu’ils furent emmenés en ambulance par des infirmiers qui ressemblaient plutôt à des scaphandriers. Elle n’était pas prête à perdre encore quelqu’un. Que dire de renoncer à cette promesse de continuité ?
Avec l’isolement tout devint plus fragmentaire. Les informations restaient la seule voix d’une réalité commune, résistant comme un miasme ou un lointain écho. On eut du mal à terminer la lecture d’un roman, à arriver à la fin d’un film, à écouter une conversation jusqu’au bout. La lecture du monde devint discontinue et épisodique. La compréhension fut réduite à des chapitres, des flashs et des scènes, qui n’arrivaient pas à former un tout. Tout le reste était exhaustif, comme donner un sens à des bêtises. Ce fut à ce moment-là, alors que la communication avait migré presque exclusivement sur les réseaux sociaux, ricochant sur les circuits fermés des posts, qu’elle eut l’idée d’écrire un petit texte, dont la lecture pourrait être encore tolérée, sur l’oblitération du passé par Internet. Il était curieux que ce média qui n’oublie rien, d’où rien ne s’efface, soit responsable de l’impression que tout ce qui existait dépendait de lui. Comme si rien ne pouvait le précéder, comm
La conscience de l’horreur s’insinuait dans les histoires qu’elle racontait à son fils sans qu’il puisse la comprendre. Si le passé n’était qu’un rêve ou un cauchemar, la mémoire était imagination. Et si elle se refusait à oublier, c’était parce qu’elle voulait lui donner une perspective pour surmonter le réalisme cynique dans lequel ils avaient été confinés.
Bernardo Carvalho - Sympathie pour le démon