Certains livres, malgré toute notre bonne volonté, nous échappent, nous glissent entre les mains, se dérobent à notre entendement, se refusent à notre pénétration.
Trop de « très » et de « trop » nous les rendent hermétiques, abscons, aussi impénétrables qu'une forêt de lianes, aussi nébuleux qu'un grand ciel orageux, aussi obscurs qu'une nuit sans lune.
Allégorique à l'excès, poétisée jusqu'à la sensation d'étouffement, la plume de l'auteur cubain
José Lezama Lima (1910-1976) est un entrelacement sans fin d'images et de comparaisons, un réseau sinueux de métaphores parcouru d'un lacis infini de mots noueux et complexes.
« de neuf oiseaux neigeux laissent choir leur bec sur les mandolines qui épellent des élégies cadencées. Lentement, le sommeil s'épaissit dans le souvenir de cette vague ultime qui se figea en un marbre définitif. La vague est ce monstre qui guette la vasque d'albâtre quand deux mains voyageuses décident de débarquer à la même heure »…
Pour Lezama Lima, tout est image, le monde et l'univers aussi bien que les mots.
Son écriture bohême et surprenante s'invente dans un entrecroisement de représentations fantasmagoriques, de tissages d'emblèmes, de symboles, de projections oniriques, de perceptions excentriques et extravagantes des choses qui l'entourent.
Les mots sont des images qui renvoient à d'autres images, et d'autres encore, ces dernières en générant de nouvelles, et ainsi de suite, à l'infini, en un tourbillon fou dont on ressort l'esprit confus, perdu dans la forêt des métaphores, aveuglé par le côté bariolé et sensuel des phrases, par ce feu de couleurs vives chatoyant comme plumes de perroquet mais hélas si souvent égaré, que l'on finit par ne plus savoir de quoi l'on parle et par désespérer de trouver son chemin dans cette jungle aussi féconde que fourrageuse.
« le martin-pêcheur s'obstinait à passer son corps à travers un anneau martelé d'argent. le faucon, noble maître de sa propre chute, ouvrait la circularité, jusqu'à la changer et cours et recours, la métamorphosant en esprit des steppes. L'autre faucon, petit et mordoré, grattait avec fureur un doigt à la rotation incessante. »
Il est toujours frustrant de rester sur le seuil d'un monde littéraire, de se trouver dépossédé des clés qui nous en permettraient l'accès. le fait est là, l'oeuvre de ce grand écrivain cubain que l'on a qualifié tour à tour de «
Proust des Caraïbes », de « Góngora des Tropiques » ou de « Joyce cubain », est restée inaccessible à nos tentatives et nos assauts de lecture. Malgré la beauté enluminée des phrases, la compréhension nous a fait défaut et le surréalisme de la prose par trop déconcerté.
«Les vagues acérées sautaient autour d'un poing que leur prêtait un squelette de fer et d'algue. »
Que peut apporter une oeuvre littéraire, si belle soit-elle, si elle n'est pas accompagnée de discernement et d'entendement ?
Entrevoir le chaos volontaire qui règne au coeur de cet entrelacs de sons, d'images, de figures disparates et sibyllines dont l'auteur s'entoure pour bâtir son univers baroque et protéiforme n'est hélas pas suffisant pour apprécier cette oeuvre amphigourique quand bien même elle a influencé de grands écrivains de langue espagnole tels
Octavio Paz ou
Julio Cortazar.
Les cinq nouvelles écrites dans les années 1940 qui composent « le jeu des décapitations » et brassent les cultures en un savant métissage sino-afro-cubain, ne nous ont malheureusement pas permis d'entrer dans le petit cercle d'initiés capables d'appréhender l'imagination débridée et l'érudition phénoménale de l'auteur. Soit, l'on pourra arguer que l'on n'était pas prêt…il nous faudra cependant laisser s'écouler beaucoup de temps avant qu'on ne se décide à affronter «
Paradiso », le roman phare de
José Lezama Lima.