Violaine Huisman aurait aussi pu choisir pour titre « Grand Seigneur », mais au pluriel. Car son dernier roman « les Monuments de Paris » évoque la disparition en 2021 de son père Denis Huisman, philosophe flamboyant, fondateur de l’Ecole française des Attachés de presse, beau parleur et séducteur, mais aussi son grand-père Georges Huisman, figure du Front populaire, directeur général des Beaux-Arts, auteur d’un livre sur les monuments de Paris.
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Mes filles adorent m’écouter te mettre en scène dans des récits où elles partagent le plaisir que je prends à évoquer ta folie douce. Ainsi se déclinent, entre autres aventures rocambolesques en diable, nos courses chez les commerçants du quartier. C’est-à-dire quand, exception qui confirmait la règle, tu avais prévu que nous mangerions à la maison plutôt qu’au restaurant. Nous appelons ce conte : Doggy fait son marché. Alors voilà, Doggy arrive à la boulangerie, mais comme il est déjà vieux, il a une chaise qui l’attend à l’entrée de la boutique. C’est la chaise de M. Huisman. Doggy s’installe, sa canne à la main, il salue chaleureusement madame la boulangère, et toutes les dames qui travaillent là – Bonjour madame, bonjour mesdemoiselles, comment allez-vous ce matin ? –, et il commence à énumérer sa commande : Ma bonne dame, je vais vous prendre, s’il vous plaît, six croissants, huit pains au chocolat, et, eh bien, quatre pains aux raisins, et mettez-moi... Là, effarée, j’essaie de l’arrêter : Mais papa, enfin, c’est pour qui tout ça ? Eh bien pour tout le monde ! Mais qui tout le monde, papa ? On est juste trois, Elsa, ta femme et moi ; toi, avec ton diabète, tu n’y as pas droit, personne ne va manger tout ça ! Mais si, mais si, ne me contrarie pas ! Reprenons. Ah je vois que vous avez de bien belles pâtisseries aujourd’hui ! Vous allez nous mettre une grande tarte, elle est à quoi celle-ci ? Aux abricots, formidable, on la croirait sertie d’émeraudes avec ces petites choses qui brillent dessus. Ah ce sont des pistaches !
C’est mon père. Précisément à l’âge que j’ai aujourd’hui, soit huit ans avant ma naissance. Je ne connais pas cet homme. Et si nos moi successifs se sédimentent en nous telles des strates géologiques, si ce bouffon insupportable était bien encore en lui lorsqu’il était devenu mon père, il avait fini par céder sa place à un moi moins conquérant, plus magnanime, plus aimable. Quarante-deux ans, c’était l’âge qu’avait le père de papa lorsqu’il entrait à l’Élysée comme secrétaire d’État à la présidence de la République. C’était l’âge qu’avait maman quand elle avait été internée de force, à Sainte-Anne, l’année de mes dix ans. C’est l’âge de son visage tel que je l’ai cristallisé en moi, et aujourd’hui que j’ai atteint l’âge qu’aura éternellement maman au fond de mon cœur, je me surprends à retrouver ses mains en regardant les miennes, et la douleur qui me saisit alors déchire le réel d’un coup de griffe. p. 63
(Les premières pages du livre)
Te voir avachi devant la télé en plein après-midi me sidère et me brise le cœur. Je coupe le son. Merci, silence.
Le reflet des images diapre les murs comme les vitraux d’une chapelle. Par la fenêtre, à ta gauche, un rayon de soleil dessine autour de ta chevelure un halo d’or. En arrière-plan, des étagères de livres reliés en cuir châtain forment un paysage vallonné, des collines où se dressent en lettres scintillantes tes auteurs-phares. J’ai poussé ta chaise roulante pour me frayer un passage jusqu’à toi. J’ai déplacé ton repose-pied pour m’installer à côté de ton fauteuil inclinable. J’entrelace mes doigts aux tiens. Ma chérie adorée, c’est drôlement gentil de passer voir ton vieux père. Tu portes mon poignet à tes lèvres pour y déposer une pluie de baisers. Ton si vieux père, un pauvre vieillard cacochyme ! Tout de suite les grands mots. Je lisse ton front inquiet. D’une caresse, j’époussette dans ta barbe inégalement rasée des petits bouts de nourriture. Je baisse mon masque chirurgical pour plonger mon visage au creux de ton cou. Je retiens mes larmes – à peine. C’est ton parfum qui me manquera le plus. Ton salon exhale une odeur de saumure, de soins, de pisse. Tu reçois mes marques de tendresse avec une béatitude lasse ou peut-être enfin une forme d’ataraxie.
Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais. Tu as beaucoup regretté notre éloignement au cours des deux décennies que j’ai passées en Amérique. Tu me téléphonais régulièrement, souvent la nuit. Maintenant tu ne m’appelles plus, mon pauvre papa, tu ne sais plus comment. Ta crinière blanche dénote une élégance que le reste de ta mise contredit cruellement. Sur ton front, tes tempes, je retrouve ce parfum des petites brosses rondes en plastique que tu as toujours affectionnées. Tu les achetais en pharmacie, avec ton éternelle bouteille de Schoum, ton spray Ricqlès extrafort, une Eau de Cologne Impériale, des tas d’autres bricoles à la fois inutiles et essentielles à ton quotidien. La merveilleuse alchimie de ces notes boisées sur ta peau se répandait dans tes écharpes en cachemire, tes pardessus. Tes costumes distingués, en lin ou en laine vierge, anthracite, marine ou camel, tes cravates et tes pochettes, ont été remisés au placard. Sans doute n’en auras-tu plus l’usage, mais je préfère penser qu’ils t’attendent, comme tu m’as si souvent fait attendre.
Dans la quiétude qu’imposent tes fréquentes somnolences, j’admire ton port distingué malgré ton pull taché, la couche qui dépasse de ton jogging. Tu gardes les jambes croisées, les tibias entourés d’un élastique assez lâche pour ne pas te pincer les mollets, les pieds emballés dans d’énormes bandages. Tes plaies ne guérissent pas, ne guériront pas. Sous le pansement, ton pied gauche ressemble à une sculpture cubiste. Des angles se sont formés sous les métatarses, tes orteils sont tout racornis, le gros est entièrement noir. Cet orteil de géant était déjà pourri quand j’étais enfant : un globule de chair enflée autour d’un reste d’ongle de la taille d’une dent de lait.
En ces instants que je passe à ton chevet, je me fous que tu ne te rappelles rien : ni l’âge que j’ai, ni l’existence de mes filles, ni le suicide de ma mère. La guerre est à peu près tout ce dont tu te souviennes, alors je te demande une énième fois de me raconter l’invasion des nazis, l’exode, la spoliation des tiens sous Vichy. De ton lit médicalisé, tu me mènes à bord du Massilia en juin 1940 ; je te suis sur le pont comme dans un théâtre. J’entends à travers les battements de ton cœur les applaudissements du public qui retarde le moment de quitter la salle, et qui scande, les mains jointes, cette prière impossible : Pitié, faites que le temps demeure suspendu. Pitié, que le présent dure l’éternité.
Mon père était un homme d’une autre génération, aurait-on dit pour excuser sa misogynie ou son pédantisme, un homme dont les succès justifiaient l’arrogance, dont l’affabilité surprenait autant que la fureur, dont la tendresse excessive, baroque, totalement débridée, trahissait l’excentricité ou expliquait en partie l’attachement qu’il inspirait en dépit de ses abominables défauts. J’étais sa petite dernière, sa numéro huit, avait-il coutume de dire pour me présenter dans le grand monde. Dans l’intimité, il m’appelait son petit ange. De la même mère j’ai une sœur, Elsa, de deux ans mon aînée. Les autres enfants de notre père, de trois lits différents, s’échelonnent sur trente ans.
J’ai expliqué à mes filles au printemps 2020, après des mois de confinement avec son lot d’école à la maison, que nous allions emménager en France pour nous rapprocher de leur vieux grand-père. George et Sissi étaient nées à New York, elles parlaient un français fantaisiste et appelaient leur aïeul Doggy, sobriquet hérité des générations antérieures. Ce surnom semblait à mes filles d’autant plus saugrenu que l’anglais était leur première langue, et que Doggy, à ce stade de sa vie, se trouvait dans une situation de dépendance telle que le comparer à un chien n’était pas sans fondement. En outre, il possédait avec sa femme un yorkshire très envahissant, dont la place au sein du foyer confinait à la pathologie. La femme de mon père, celle qu’il avait épousée après ma mère, faisait une fixation sur ses chiens, lesquels s’étaient succédé à l’identique au fil des décennies, chacun remplacé tel un multiple industriel. Ils n’avaient pas eu d’enfants mais donc un animal de compagnie, que mon père appelait son fils-chien.
Une infirmière envoyée par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris vient plusieurs fois par jour surveiller tes pansements. Ta femme tient à te garder à la maison, ce dont nous, tes enfants, lui savons gré. Une auxiliaire de vie te permet de voyager de ton lit au salon à bord d’une chaise roulante aux heures des repas ou des visites. Tu as pour elle une courtoisie exemplaire, un brin ampoulée. Tu la remercies avec effusion, elle te répond avec componction, à la mesure de la grâce avec laquelle tu manies la langue française. Toutefois, il arrive que tu t’indignes. Cette femme t’importune. Pourquoi diable t’empêche-t-elle de profiter de ta fille ? Tu supplies qu’on la fasse partir, qu’on te laisse tranquille ! Tu pourrais en pleurer de rage, d’humiliation. Qu’on parle de te changer ? Est-on tombé sur la tête ? Tu insistes pour m’emmener au restaurant. J’essaie de t’apaiser, j’esquive ta proposition. J’en profite pour te rappeler que les lieux publics sont fermés jusqu’à nouvel ordre. Tu as toujours préféré manger au restaurant. Midi et soir, en vacances comme à Paris. Bientôt ta femme t’apportera un plateau-repas que je t’aiderai à avaler à la petite cuiller.
Dans ce renversement des rôles, nous avons l’âge indécis d’un amour insolvable ; nous vivons en sursis, dans un hors-champ hors du temps.
Mes filles adorent m’écouter te mettre en scène dans des récits où elles partagent le plaisir que je prends à évoquer ta folie douce. Ainsi se déclinent, entre autres aventures rocambolesques en diable, nos courses chez les commerçants du quartier. C’est-à-dire quand, exception qui confirmait la règle, tu avais prévu que nous mangerions à la maison plutôt qu’au restaurant. Nous appelons ce conte : Doggy fait son marché. Alors voilà, Doggy arrive à la boulangerie, mais comme il est déjà vieux, il a une chaise qui l’attend à l’entrée de la boutique. C’est la chaise de M. Huisman.
Doggy s’installe, sa canne à la main, il salue chaleureusement madame la boulangère, et toutes les dames qui travaillent là – Bonjour madame, bonjour mesdemoiselles, comment allez-vous ce matin ? –, et il commence à énumérer sa commande : Ma bonne dame, je vais vous prendre, s’il vous plaît, six croissants, huit pains au chocolat, et, eh bien, quatre pains aux raisins, et mettez-moi... Là, effarée, j’essaie de l’arrêter : Mais papa, enfin, c’est pour qui tout ça ? Eh bien pour tout le monde ! Mais qui tout le monde, papa ? On est juste trois, Elsa, ta femme et moi ; toi, avec ton diabète, tu n’y as pas droit, personne ne va manger tout ça ! Mais si, mais si, ne me contrarie pas ! Reprenons. Ah je vois que vous avez de bien belles pâtisseries aujourd’hui !
Vous allez nous mettre une grande tarte, elle est à quoi celle-ci ? Aux abricots, formidable, on la croirait sertie d’émeraudes avec ces petites choses qui brillent dessus. Ah ce sont des pistaches ! C’est très réussi. Et puis cette magnifique forêt-noire, c’est votre mari qui l’a faite ? Vous le féliciterez de ma part ! Un bien brave homme, et talentueux comme tout. Et quelques religieuses au café, oui deux, non trois, et vos fameux sablés, ils sont excellents, et... Les filles,
vous croyez qu’il va s’arrêter là ? Non, vous avez raison, ça ne lui suffit toujours pas. Papa, c’est vraiment beaucoup trop ! On ne va jamais manger tout ça, je te jure, c’est trop !
Et vous croyez qu’il m’écoute ? Non, vous avez raison, il ne m’écoute absolument pas. Quand finalement nous sortons du magasin, je porte six cartons de pâtisseries en équilibre qui manquent de chavirer, quatre sacs de viennoiseries que
je peine à tenir d’une main, j’ai trois baguettes calées sous le bras, et là, les filles, là, vous savez ce qu’on fait ? On se dirige vers le boucher-charcutier-traiteur ! Est-ce que vous devinez ce qui va se passer là-bas ?
Je leur ai demandé si elles voulaient m’accompagner voir Doggy en arrivant en France. Elles m’ont répondu avec enthousiasme que oui, oh oui, ça leur ferait très plaisir. J’ai pensé qu’elles en rajoutaient. Lors de notre dernière visite – quand la pandémie n’était encore qu’un cauchemar du futur –, mon père avait demandé dix fois à George de lui rappeler qui elle était au juste. Tu me demandes encore ? avait-elle gémi, incrédule. Mais je t’ai dit! Lots of times! Je suis George! Ta petite-fille George! Doggy avait ri aux éclats de la voir se récrier avec la candeur de ses sept ans révolus. Mais bien sûr, ma belle George. Tu as raison, c’est aberrant d’êt
"Au revoir les enfants" de Louis Malle venait de sortir. J'avais l'âge de ma fille George. Tu étais assis à côté de moi, sur le strapontin le long du couloir, la place que tu préférais pour pouvoir étendre tes jambes, et te lever sans déranger personne, pour aller pisser, sauf respect ! Au moment où le petit garçon, catholique, baisse son pantalon pour montrer son sexe aux officiers allemands, je t'ai entendu étouffer un sanglot. Tu t'es mis à pleurer de façon incontrôlable, ton corps entier secoué de spasmes. Je t'ai regardée, effarée, je me suis mise à sangloter aussi, sans comprendre pourquoi, tu m'as pris la main, tu l'as tenue très fort tout au long de la séance. Toi aussi, comme le héros du film, tu t'étais mis à souffrir d'énurésie pendant cette période épouvantable. À onze ans, c'était terriblement humiliant, me dis-tu, de te retrouver toutes les nuits dans une mare de pipi.
Il n'y a encore pas si longtemps tu m'aurais demandé des nouvelles de maman. Vous êtes restés liés jusqu'à sa mort, de manière pernicieuse, certes, mais intimement liés. La dernière fois que tu m'as posé la question, je t'a dit qu'elle n'avait pas connu mes filles, ses petites-filles, et ne pas avoir pu les lui présenter restait pour moi insoute-nable. Tu as pris un air contrit et malheureux, tu es resté pensif, silencieux, avant d'ajouter qu'elle avait toujours été très perturbée, ma maman. Oui, je sais papa chéri. Tu t'es accusé de ne pas avoir su l'aimer comme il aurait fallu, de ne pas avoir su l'aider. Ça aussi, je le sais. Tu te culpabilises plus facilement que tu ne te remets en question.
"Mon père était un homme d'une autre génération, aurait-on dit pour excuser sa misogynie ou son pédantisme, un homme dont les succès justifiaient l'arrogance, dont l'affabilité surprenait autant que la fureur, dont la tendresse excessive, baroque, totalement débridée, trahissait l'excentricité ou expliquait en partie l'attachement qu'il inspirait en dépit de ses abominables défauts. J'étais sa petite dernière, sa numéro huit, avait-il coutume de dire pour me présenter dans le grand monde. Dans l'intimité, il m'appelait son petit ange."
Dans "Les monuments de Paris", Violaine Huisman offre une plongée émouvante dans l'histoire de sa famille. Après avoir exploré le personnage de sa mère dans "Fugitive parce que reine", elle se tourne maintenant vers celui de son père, un mélange fascinant de philosophe et de businessman, reflétant l'ère des Trente Glorieuses. Mais au-delà du portrait de cet iconoclaste attachant, l'autrice nous entraîne dans une enquête familiale captivante autour de son grand-père, Georges Huisman. Haut fonctionnaire juif, il a joué un rôle crucial dans la création du Festival de Cannes en 1939, avant de subir la traque pendant la Seconde Guerre mondiale. À travers une écriture empreinte d'émotion, Violaine Huisman conjugue la mémoire et l'histoire pour faire revivre des destins oubliés, offrant ainsi un récit poignant et poignant.
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