Je m'étais arrêté un instant, j'ai eu un mal fou à descendre de mon cheval à cause de cette blessure, j'avais attaché sa longe à un arbre. Sur un rocher siégeait un petit accordéon. Sur le talus d'en face, un enfant pissait, j'ai saisi l'accordéon, je me suis assis sur le rocher, j'ai pris l'instrument, j'ai commencé à jouer. L'enfant est venu vers moi. « Monsieur, cet accordéon est à moi ». J'ai continué de jouer comme si je ne l'entendais pas. « Monsieur, Monsieur, s'il vous plaît, il est à moi ». Il commençait à pleurer, j'ai fait un geste d'agacement. Il a cherché à arracher de mes bras l'instrument, mais je me suis alors levé et lui ai fait comprendre qu'il fallait qu'il déguerpisse. Il a fait quelques pas, il est revenu, je me suis baissé pour prendre un caillou, il a compris, il a pris peur, il a alors fui comme un oiseau. Il criait « Au voleur ! Au voleur ! » Je me suis alors redressé tant bien que mal sur cette jambe qui me faisait atrocement mal, brandissant l'accordéon et appelant l'enfant qui courait comme un diable dans tous les sens : « Reviens, Petit Gervais ! Reviens ! Je ne voulais pas te le voler, ton accordéon ! » Mais l'enfant était déjà loin qui continuait de crier à tue-tête "Au voleur ! "
Je sais qu'il reviendra avec une cohorte d'hommes et qu'on me pendra à la branche de cet arbre. En attendant, malgré la fièvre qui me vient, à cause de cette blessure due à une flèche empoisonnée, je vais faire vite pour rédiger un billet à l'attention de deux femmes que j'aime et qui vivent là-haut sous le même toit dans une ferme du Nebraska, presque en plein désert : Clara et Lorena.
J'ai traversé six-cent six sept pages à brides abattues, j'ai traversé les États-Unis d'Amérique du Texas au Montana, une sorte de diagonale de fous, parfois seul le sable poussait sur la terre. La rivière Yellowstone était devenue un mythe vertueux qui nous portait vers le bout du monde... Je ne sais pas pourquoi, au nom de quel rêve nous avions décidé de croire que la vie était plus belle là-bas. On dit souvent que l'herbe est plus belle ailleurs... Mais à quel prix ?! Oui, sans doute le chemin fut plus beau que l'arrivée, beau n'est peut-être pas le terme qu'il faut, vu celles et ceux qui sont tombés en route, chemin plus inouï en tous cas...
Ce deuxième épisode de Lonesome Dove, je l'ai aimé comme on aime des femmes et des hommes qu'on côtoie dans un rêve incroyable, avec lesquels un convoi de bétail devient une fugitive et merveilleuse escapade, une épopée vers les étoiles. Je n'ai pas vu le nombre de pages passer.
J'ai eu plaisir à retrouver cette troupe aux premières pages de ce nouveau long récit. L'écrivain,
Larry McMurtry, m'avait pourtant prévenu : au bout de cette longue piste, certains manqueront à l'appel. Je n'ai pas manqué à l'appel, mais d'autres auxquels je m'étais attaché ne parvinrent pas au bout de la route.
J'ai eu plaisir à retrouver Augustus McCrae et Woodrow Call ex-Texas rangers de légende que rien ne fait peur. Il y a Gus, généreux et bavard... Il y a Call, taiseux, aussi émotif que la souche d'un arbre. Ils ont en commun d'être têtus et d'avoir quelques valeurs humaines fortes qui les animent... Il y a Newt, ce jeune adolescent qui grandit, il faudra qu'un jour on lui dise qui est son père et ce serait même bien tant qu'à faire que cela vienne de ce dernier. Il y a Lorena, enlevée à la fin du premier récit par un Indien dont la ruse n'a d'égale que la cruauté... Impossible de poursuivre le chemin sans la retrouver. Il y a les autres aussi...
Les États- Unis d'Amérique sont grands, mais le monde qui étreint les personnages de cette fresque immense est si petit qu'on a l'impression qu'après quelques mois ou quelques années, parfois des décennies, ces personnages se tiennent dans un dé à coudre, se croisent de nouveau sans s'étonner, sans avoir peut-être changés sauf quelques rides en plus, quelques cheveux blancs, à peine une lassitude dans le regard... En tous cas, il y a toujours une force qui les habite, sinon pourquoi trimballer un troupeau de milliers de bovins sur des milliers de kilomètres, alors qu'il serait si agréable de continuer de cultiver son jardin à Lonesome Dove, Texas, en se posant de temps en temps à l'ombre d'un amandier, avec sa chopine de whiskey.
J'ai vécu comme eux, à brides abattues, j'étais à côté d'eux, au plus près, j'ai vu comment, dans cet immense espace qu'est un livre à ciel ouvert, il est parfois difficile de prendre des décisions, partir, rester, prendre un bébé dans les bras, un enfant qui est peut-être le sien ou pas, dire des mots d'amour, dire à un adolescent qui se croit orphelin qu'on est son père, renoncer, revenir, abandonner...
Pourtant entre deux bavardages au bord d'un feu dressé devant le bivouac, il y a de l'action, chaque chapitre nous jette à l'affût derrière un buisson pour éviter ici des balles là-bas des flèches...
Quand on est au plus près de ces personnages, avec empathie, on a envie de les étreindre, de leur parler, tenter de comprendre de quoi est fait leur chemin et on finit comme certains d'entre eux par prendre une flèche empoisonnée...
Je n'oublierai jamais au coeur du récit cette halte dans la ferme des chevaux de Clara, au Nebraska, sur la route d'Ogallala, havre de douleur et de paix, théâtre d'interrogations où des personnages vont jouer leur vie, leur mort selon la décision qu'ils prendront. C'est beau, c'est fort. C'est comme le huis-clos d'une tragédie antique. Soutenant davantage l'action que le premier tome, ce second opus est plus grave, va au dedans des personnages, ils sont bousculés par les éléments, à la fois illuminés et dévastés par la vie. Un versant crépusculaire faisant écho au soleil du premier volume... Qui a dit que le western était un art mineur ?
Je termine ma chronique, si elle vous parvient ce sera gagné. Je vois l'enfant auquel j'ai volé son accordéon revenir avec des hommes qui tiennent une corde. Ils sont énervés. L'enfant vient chercher son instrument, cet accordéon que j'avais pris dans ma fièvre pour celui de Lippy, l'enfant n'a plus peur. Je lui tends une enveloppe avec mon billet dedans. « Tiens ! Petit Gervais ! Je voudrais que tu montes au Nebraska, c'est sur la route d'Ogallala, tu trouveras une ferme en aplomb d'une falaise avec des chevaux tout autour. Tu ne peux pas la rater. Je te confie cette lettre pour deux femmes qui y habitent, elles s'appellent Clara et Lorena ». L'enfant sans un regard pour moi se saisit alors de l'enveloppe et me dit dans sa morve qu'il ne s'appelle pas Petit Gervais mais Newt. Mince, pourquoi l'avais-je appelé Petit Gervais...? Je m'étais trompé d'histoire à cause de cette maudite fièvre qui gangrène ma jambe et ma tête... Newt ? « Alors Newt, tu iras au Nebraska, tu leur donneras cette lettre, n'est-ce pas ? » Les hommes font vite, ils me saisissent, me remontent sur mon cheval, rapprochent la monture de l'arbre, c'est toujours comme cela à chaque fois, je l'ai vu maintes fois le faire dans ces pages, ils me mettent la corde au cou qu'ils ont déjà attachée par l'autre bout à la branche la plus solide. Avant qu'ils ne fassent fuir mon cheval d'un coup d'éperon, j'ai juste le temps d'entendre l'enfant me crier : « Oui, M'sieur ! J'irai. Je vous promets ! ». Je le vois déjà fuir, se retourner une seule fois pour me sourire, d'un sourire franc et radieux, puis courir dans tous les sens, est-ce parce qu'il est déjà pressé de répondre à cette promesse qu'il m'a faite ? Yellowstone me tend déjà ses bras...