Visage, paysage
Puisqu'ici je me suis placé sous le patronage de quelques rêveurs définitifs qui sont tout ce qui me rattache à la littérature, sans doute faut-il rappeler ce qu'il en est, étymologiquement du rêve : un délire et un vagabondage. Si naïves soient-elles, les tentatives de peintres tels que Matthaüs Merian pour voir dans le paysage une figure humaine expriment à mes yeux une affinité profonde, et réciproque : car si le paysage est le visage d'un pays, il n'est pas moins vrai que celui d'un homme, pour peu qu'il ai vécu, est paysage - ce que le cinéma, par le gros plan, nous fait sentir mieux que tout autre art, ainsi que la photographie : profil de falaise de Samuel Beckett, visage lunaire de Robert Desnos. Et Proust lui-même, pour faire apparaître dans l'imagination du lecteur les taches roses du visage de Gilberte, choisit l'échancrure d'une haie d'aubépines (Du côté de chez Swann). Pour le dire autrement, le paysage est à la nature ce que le visage est au corps : sa partie organisée, structurée selon des principes humains, et variable d'une culture à l'autre. Le visage est cette partie que nous offrons en permanence au regard de l'autre - du moins dans notre civilisation ; et nous héritons ce trait du christianisme, comme en atteste la belle légende de cette Véronique qui, placée sur le chemin de croix, recueillit sur un linge une image de la face sainte qu'elle essuyait, et dont une étymologie, aberrante mais au fond juste, fait l'auteur de l'image vraie, vera ikon ; et la tradition, la patronnes des photographes. Il faut ainsi se représenter le calvaire de Jésus : un visage torturé dominant un mont, le Golgotha, la victoire du visage sur la montagne. Encore qu'à mes yeux les plus belles noces du visage et du paysage ne se célébrèrent pas en Judée voilà deux milles ans de cela, mais à la Renaissance, dans le jardin du condottiere Orsini, près Bomarzo, au nord du Latium, là où l'homme, les monstres et les dieux entraînent le paysage dans une fête de figurations monstrueuses. Et me fascinent encore ces deux en-deçà du paysage et du visage : la montagne et la mer. Il ne m'a jamais paru souhaitable de les opposer, en tant que les deux présences défigurées et majeures, de la puissance, de l'énergie vitales : de l'une à l'autre, simple variation, si j'ose dire ainsi, d'un même degré de viscosité, sac et ressac incessant, plis et déchirures infinies, rage identique du mouvement, colère ici chronique, là olympienne : démesurée toujours.
Opera Mundi
L'homme européen aime à oublier la nature. Le séisme philosophique déclenché par le tremblement de terre de Lisbonne est, à cet égard, le moment crucial où le penseur des Lumière s'est trouvé rappelé au désordre de la nature. Il en est d'autres, de temps à autre : l'éruption du Krakatoa en 1883, que j'ai longuement décrite dans La Théorie des nuages, le tsunami de décembre 2004 en Asie du Sud-Est, l'éruption du volcan islandais Eyjafjöll en 2010. Mais la civilisation technicienne a produit, elle, des impensables d'un nouvel ordre : Hiroshima et Nagasaki, Tchernobyl, Fukushima. Tandis que les technocrates, comme toujours, fournissent le lexique approprié à de nouvelles falsifications : on veut nous faire dire accident au lieu de catastrophe ; et les journalistes docilement s'exécutent. On s'étonnera peut-être de trouver ici, en un essai littéraire, comme on dit, et s'agissant de romans, une référence à ces catastrophes ; j'écris certainement d'avantage en rapport avec ces événements qu'en relation avec ce qu'il est convenu d'appeler mes contemporains, ou même avec le contemporain.
Maintenant souvenons-nous des images de la dernière catastrophe à ce jour, celle de Fukushima : qu'avons-nous vu, dans un premier temps ? Un spectacle étrange, parce que sans victimes : d'abord parce que les médias japonais répugnent à les montrer au public ; ensuite parce que la puissance du tsunami réduisait brusquement tous les objets à une échelle dérisoire : ces petites boîtes que charriaient la vague surpuissante, il nous fallait faire un effort pour y reconnaître enfin d'énormes 4X4. Et c'est cela que l'image nous signifiait : non pas tellement un phénomène naturel, mais celui d'une civilisation matérielle brusquement perceptible pour ce qu'elle est, c'est-à-dire la plus fabuleuse production d'objets de l'histoire universelle. Ce que nous avons vu filer follement sur les plaines cultivées du Japon, ou dans les avenues changées en fleuves de boues, emporté par les eaux noires indifférentes, chalutiers et poteaux électriques, voitures et maisons, bâches agricoles et rails de sécurité, c'est notre monde : celui des choses. Nous avons assisté au choc de deux puissances : d'un côté l'énergie déchaînée de la Nature, d'une violence inouie. De l'autre côté, l'énergie de la civilisation occidentale mondialisée, incarnée dans tous ces objets manufacturés, ici vaincue, balayée.
Stéphane Audeguy - Une mère : élégie