Nous connaissons les pires conquérants du Nouveau monde-
Hernan Cortés, le sinistre Pizarro, ou bien les pires aventures vécues par les espagnols ( Cf José Juan Saer , l'Ancêtre). Nous ne connaissons pas, en France, celui (sans doute le seul avec de las Casas) qui pourrait nous donner une autre idée de ces expéditions militaires ordonnées par Charles Quint.
Du voyage ne résistent déjà en général qu'un tiers : cyclones, tempêtes, pirates, pluies torrentielles, rixes, maladies et faim déciment le aventuriers avant qu'ils ne débarquent sur le sol transocéanique.
Cabeza de Vaca (Tête de vache, nom qu'il a hérité de sa noble famille andalouse) appartient au corps d'armée de Pánfilo de Narvaèz ( borgne après son duel avec Cortès, mais pas moins cruel) . Il quitte Sanlucar de Barrameda, (après Colomb et après Magellan) en 1527.
Après de multiples naufrages, l'arrivée sur les côtes de Floride, essais de marcher sur la terre ferme, puis re-naufrages, la perte de son équipage de six cent hommes, où il fait office de trésorier et officier ( aguacil) est absolue.
Ils sont quatre survivants.
Survivant est le mot exact, car il est recueilli par des Indiens, qui peuvent lui offrir de la nourriture, ou au contraire la lui refuser.
Innocemment, il confie : « L'indien à qui j'appartiens » Voilà, d'hidalgo grand d'Espagne, Alvar est devenu esclave.
Il ne se plaint pas, d'ailleurs. Parfois, il mange des rognures de peau ou de figues de barbarie. Il a froid, il est nu, il a faim, il le dit et redit dans toutes les pages de sa Relation envoyée à l'Empereur Charles Quint : il a faim.
Et il marche, il s'enfuit parfois si son maitre le maltraite, il devient ensuite marchand colporteur, de pierres et de métaux. Mais toujours au bord de l'inanition.
Quel est l'intérêt qu'a Cabeza de Vaca d'envoyer son journal, écrit en 1542 après son retour en Andalousie, d'une expédition ratée à l'Empereur ? Il n'a pas rapporté d'or, il n'a pas conclu des accords (même et surtout sanglants comme ses prédécesseurs), il n'a pas converti à la religion catholique les peuples jugés barbares. Il n'a rien gagné.
Dans sa préface,
Yves Berger parle d'ordalie. Pire qu'une odyssée, une ordalie : quand toutes les forces de la nature et tout le pouvoir divin se liguent contre vous.
Dies Irae.
Mais Ordalie qui durera six longues années.
il dit : oui, mais j'y ai été.
Et il est effectivement témoin des moeurs de ces Indiens dont les villages sont très différents les uns des autres. Il apprend six langues, il observe, il survit.
C'est un ethnologue.
Avec un parler naturel, pas du tout redondant ni romanesque,
Cabeza de Vaca m'a beaucoup émue : il traverse ses péripéties avec hauteur, il est au-dessus., il es grand dans sa tête même s'il est nu. Il a compris une fois pour toutes qu'il n'y a pas de bons sauvages, ni de mauvais non plus. Ce sont des hommes, avec chacun leurs valeurs. Par exemple, lorsque certains indiens apprennent que des survivants espagnols se sont mangés les uns les autres, ils sont tout à fait révulsés.
Ces mêmes abandonnent leurs fils et tuent leurs filles, trop de bouches à nourrir.
Non seulement il ne convertit pas, même si il fait croire ( à Charles Quint, à l'Office qui pourrait le condamner au bûcher à son retour ?) qu'il a guéri en faisant le signe de la croix , mais, de plus, finalement, il devient chamane.
Ce sont les Indiens qui, à la fin de son Odyssée, lui offrent des turquoises, des émeraudes et des plumes de perroquet. Il n'est plus le petit ex-conquérant naufragé et mis en esclavage. Il n'est plus le colporteur. Il n'est plus l'ethnologue, étudiant l'Autre avec attention. Il est avec les Indiens, il a les pouvoirs d'un chamane, il peut intervenir auprès des Espagnols pour qu'ils arrêtent leurs inutiles massacres.
« Il me fallut du temps pour m'habituer à porter des vêtements, et nous ne savions dormir que par terre. »
Du Je, identification à un groupe social foncièrement différent des autres, les étrangers,
Cabeza de Vaca passe à la désobéissance des ordres de Pánfilo de Narvaéz , puis rompt définitivement avec « les chrétiens ». Lorsqu'il dit « nous », cela signifie les Indiens avec qui il a fait, mine de rien, sept mille kilomètres d'Est en Ouest de l'Amérique du Nord.
Ainsi que le souligne
Tzvetan Todorov, ( la conquête de l'Amerique)
Cabeza de Vaca est le seul explorateur à avoir instauré une ethnologie intérieure, pas une description de l'Autre comme s'il était un insecte.
Un chaman.
Je n'arriverai jamais à finir : ce texte simple, littérairement moderne, son odyssée qui ne s'est pas du tout bien terminée, son chemin intérieur sont émouvants malgré et par l'oubli où est tombé ce grand homme. Restent de lui une statue devant le Musée Archéologique de Jerez de la Frontera, où il est né. Et une autre statue de lui, en armure, à Houston. Et les mots d'
Yves Berger : « Même pas un nom,
Cabeza de Vaca, alors qu'il devrait flamber. Il flambe pour moi, habité que je suis par ses courses, son exemple, ses Indiens, son mystère. Flamber pour lui, c'est la grâce que je vous souhaite ».
Si une personne au moins lit ce texte et flambe, j'arrêterai de pleurer.