La voix du narrateur guide ainsi nos pas de lecteur, à travers le dédale des rues, vers une destination inconnue. Que vous le vouliez ou pas, dès le début, vous faites partie du voyage !
Grâce à sa construction originale, le roman de
Kaouther Adimi nous propose donc de suivre les pas d'Edmond Charlot, qui en 1935, à l'âge de 21 ans, décide de créer rue Hamani (ex- rue Charras) à Alger, une petite librairie faisant également office de maison d'édition et de prêt. Il a des rêves plein la tête pour cette ville qui est la sienne et qu'il aime...
La librairie s'appellera "
Les vraies richesses" en hommage à
Giono qui en devient une sorte de parrain.
Pour lancer son catalogue, Edmond Charlot publie un auteur inconnu de tous,
Albert Camus. Puis il fera connaître au public
Emmanuel Roblès,
Kateb Yacine,
Henri Bosco,
Gide et d'autres auteurs, puis bien plus tard, il publiera aussi "le silence de la mer" de Vercors dans une période difficile où la censure gronde. Car, durant la Seconde Guerre mondiale, la librairie donne la parole à ceux qui résistent, et devient en cachette, le lieu de débats et de réflexion.
L'auteur nous permet d'entrer ainsi dans la grande Histoire en nous racontant la petite...une petite histoire qui recoupe celle des libraires de l'époque, de leur difficulté à vivre, des problèmes liées à la guerre où personne ne trouvait plus de papier pour publier, à la censure, aux années noires et à la difficulté d'émerger d'un milieu compliqué où les grands éditeurs étaient les maîtres.
En parallèle, le lecteur retrouve en 2017, Ryad, un jeune homme chargé de vider la librairie et de la repeindre, dans le cadre d'un stage "ouvrier" obligatoire pour valider son diplôme. Il se moque de la littérature et encore plus de savoir que le local de la librairie vient d'être racheté pour devenir une boutique de beignets.
Mais Ryad sera obligé de se plonger dans l'histoire du lieu avant de pouvoir réaliser sa tâche, car tout le quartier se ligue contre lui et il ne pourra trouver aucun pot de peinture à acheter.
Il lui faudra d'abord faire connaissance avec le vieux Abdallah qui a continué à ouvrir la librairie, devenue une annexe de la bibliothèque nationale, jusqu'à ces jours derniers.
Tout les oppose, mais la réalité sera tout autre...
L'histoire de Ryad alterne avec la voix du narrateur, le récit des habitants du quartier, les souvenirs d'Abdallah et des extraits du
journal d'Edmond Charlot dans lesquels il décrit ses débuts d'éditeur, ses rencontres, les auteurs qui l'entourent, les soucis quotidiens, les trahisons, les plasticages, et les exceptionnels moments de succès, mais aussi le douloureux moment où il lui a fallu abandonner sa librairie pour retourner à Paris.
Le lecteur est happé dès les premiers instants de lecture par cette histoire insolite et richement documentée, par ce désir intense d'Edmond Charlot de construire un pont entre ces deux peuples et ces deux cultures qu'il aime pareillement. Il voudrait tant que, grâce à la littérature, sa librairie devienne ce lieu d'échange et de rencontres...comme la librairie parisienne d'
Adrienne Monnier.
Pour nous tous, Edmond Charlot est un illustre inconnu. J'avais entendu son nom lors de mes études de bibliothécaire car nous avions toute une partie du programme qui portait sur l'histoire de l'édition mais je n'en gardais pas un souvenir précis.
Or j'ai découvert que la littérature française d'aujourd'hui lui devait beaucoup.
Il a inventé certains des concepts de l'édition d'aujourd'hui, comme par exemple les rabats à l'intérieur de la seconde et troisième de couverture sur lesquels nous lisons souvent une biographie de l'auteur ou d'autres renseignements parfois même le résumé lorsque celui-ci n'est pas sur la quatrième de couverture.
De plus, Edmond Charlot a permis de relier édition, librairie et bibliothèque de prêt.
L'auteur en profite aussi au passage, pour nous conter l'histoire de l'édition et de ce patrimoine culturel incommensurable que représentent les livres. Un patrimoine qui peut être un véritable trait d'union entre les différentes générations et les peuples.
Elle nous montre aussi à travers le personnage de Ryad, une jeunesse désabusée qui a perdu le contact avec ses racines, qui préfère consommer sans réfléchir aux conséquences, ni chercher à savoir ce qu'a été la vie de leurs ancêtres, quels ont été leurs projets ou le pourquoi des valeurs qu'ils ont voulu leur transmettre...
Un beau roman qui mérite son prix Renaudot des Lycéens et qui montre bien que la littérature peut nous sauver.
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