« Que deviendra mon coeur parmi ceux qui s'entr'aiment ? »
Ce récit s'articule autour du personnage de Merlin (que l'on ne présente plus!), ou plutôt de son absence :
l'enchanteur s'est fait piéger par la dame du lac qui l'enferme dans un tombeau. Elle attend la mort de l'immortel dont la voix continue de nous parvenir des profondeurs de l'entre-deux mondes.
Au coeur de la forêt fourmillante, la disparition soudaine du mage agite, interpelle, inquiète. S'ensuit alors un défilé d'âmes perdues, une armée de marginaux et d'êtres fantasmagoriques : les serpents, les sphinx, les guivres, les rossignolets, les ichtyosaures, mais aussi druides, fées et autres personnages sortis tout droit des mythologies celte, gréco-latine et biblique. Déstabilisés par l'absence de leur monstrueux/merveilleux pilier, ils peinent à retrouver une harmonie. Ici ce n'est pas s'entretuer qui menace et égare l'homme, ici on s'entr'aime.
La réflexion autour de l'existence humaine, de l'amour, de ce qu'on en fait pour avancer en tant que collectif, est distillée avec humour et légèreté – ce qui en fait une réécriture on ne peut plus fidèle à la matière arthurienne, dans le fond comme dans la forme. Une chose que j'ai particulièrement appréciée : chaque entité y va de sa petite lamentation/parabole philosophique. Dans cette cacophonie, pas de hiérarchie. La voix du chapalu, qui explique que la mort de Merlin, finalement, il s'en « bat les flancs » vaut tout autant que la parole de Médée ou Béhémoth.
Les mots au charme désuet de ce cher Guillaume collent parfaitement au caractère mystico-romantique de notre « fils sans père », bâtard maudit – liminaire par essence – constamment tiraillé entre terrestre et au-delà, observateur depuis l'intérieur. Les illustrations de Derain ajoutent à cette dimension « fable ancestrale », d'ailleurs.
« de toutes les paroles prononcées pendant cette nuit, l'enchanteur ne retint pour les approfondir que celles du druide abusé qui s'en alla vers la mer : "J'apprends à redevenir poisson." »
Le tombeau sert au poète de point d'appui pour mener une réflexion sur l'union des âmes, la formation de la société et la fondation des villes. Brillant. 🦅
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« Les Mamelles de Tirésias », un long poème (1917) de Guillaume Apollinaire (1972, Poésies Gallimard, 162 p.), mis en musique par Francis Poulenc (1936). C’est même considéré comme un drame surréaliste.
Apollinaire s'est inspiré du mythe de Tirésias, le devin aveugle de Thèbes. Il serait devenu aveugle à la vision du corps de la déesse Athéna qui se baignait nue dans une source du Mont Hélicon. Et il est avec Calchas, celui de la Guerre de Troie, l'un des deux devins les plus célèbres de la mythologie grecque. Calchas était celui qui connaît le futur, le présent, le passé. Cela vaut largement Monsieur Mamadou, mage, et voyant qui œuvre en banlieue. Par contre, pour Tirésias, « Athéna lui mit alors les mains sur les yeux et le rendit aveugle ». Les suppliques de la nymphe Chariclo, mère de Tirésias, n’y font rien, malgré sa demande de rendre la vue à son fils. Par contre, « Elle lui purifia les oreilles, et ce qui lui permit de comprendre parfaitement le langage des oiseaux ; puis elle lui donna un bâton de cornouiller, grâce auquel il marchait comme les gens qui voient ».
Cependant, ce ne sont pas ces dons qui intéressent Apollinaire. C’est la version qui nous vient d’Ovide. On lira avec régal la nouvelle traduction des « Métamorphoses » par Marie (2017, Editions de l’Ogre, 528 p.). Alors que Tirésias se promenait en forêt, il troubla avec son bâton l'accouplement de deux serpents. Aussitôt, il est transformé en femme et il reste ainsi pendant sept ans. La huitième année, il observe les mêmes serpents s'accoupler. « Si quand on vous blesse, votre pouvoir est assez grand pour changer la nature de votre ennemi, je vais vous frapper une seconde fois ». C’est alors qu’il redevient un homme.
L’histoire n’est pas terminée. Une dispute éclate entre Zeus et Madame Zeus, Héra. L’un prétend que la femme prenait plus de plaisir que l'homme dans l'acte sexuel, alors que son épouse prétendait le contraire. Sur ce, les dieux demandèrent l'avis de Tirésias qui avait l'expérience des deux sexes. Tirésias se rangea de l'avis de Zeus. Il expliqua que si le plaisir de l'acte sexuel était divisé en dix parts, la femme en prendrait neuf alors que l'homme n'en prendrait qu'une. Et Héra, « plus offensée qu'il ne convenait de l'être pour un sujet aussi léger, condamna les yeux de son juge à des ténèbres éternelles ». Pour compenser cette infirmité, Zeus offrit à Tirésias le don de divination et une vie longue de sept générations.
Donc, on a bien un texte qui porte sur le féminisme et au passage sur l'antimilitarisme. Tirésias, qui réalise un changement de genre pour gagner du pouvoir parmi les hommes. Son but est de modifier les coutumes, rejetant le passé pour y établir l'égalité des sexes. Par ailleurs, le texte date de 1917, Apollinaire est sur le front. Il s’est engagé, après un premier refus en aout, en décembre 1914. C’est alors qu’il rencontre Lou. Puis il part en Champagne, naturalisé français en mars 1916, et il est blessé à la tempe par un éclat d'obus, puis trépané en mai 1916. Apollinaire meurt de la grippe espagnole en novembre 1918, le jour où Guillaume II abdique en Allemagne.
Même si une grande partie du texte des « Mamelles de Tirésias » est datée de 1903, la pièce n’est jouée qu’en juin 1917. La pièce débute par un prologue en vers libres du « directeur de troupe », artilleur, qui ordonne les tirs, et ainsi « ils éteignent les étoiles à coups de canon », donc, « il est grand temps de rallumer les étoiles », car « ils ont même assassiné les constellations ». Après quoi, il propose de « réformer les mœurs », il s’agit « des enfants dans la famille ». Et il conclue « Ecoutez, ô Français la leçon de la guerre / et faites des enfants vous qui n’en faisiez guère ». Il faut rappeler que l’on est en 1917 après trois ans d’une guerre terrible.
Ne pas oublier les cimetières, surtout ceux du début de la guerre. Pour Notre-Dame de Lorette, c’est essentiellement « L’Anneau de la Mémoire », monument elliptique de 345 mètres de circonférence posé en porte-à-faux sur le bord de la colline, comme pour souligner la fragilité de la paix. Il comporte 579 606 noms gravés par ordre alphabétique, sans distinction de nationalité, de grade ou de religion sur l’acier. A quoi il faut ajouter le plus grand cimetière militaire français, sur la colline de Notre-Dame-de-Lorette avec 42 000 soldats morts sur le front de l’Artois et des Flandres. Le « Mémorial National du Canada » à Vimy est érigé sur une terre devenue canadienne et plantée d’arbres du Canada, avec ses 66 000 tombes. Ajouter aussi le cimetière militaire allemand de Neuville Saint-Vaast (Maison Blanche) « Deutscher Soldatenfriedhof Neuville-Saint-Vaast », le plus vaste des cimetières militaires allemands qui rassemble les restes de 45 000 soldats. Pour mémoire, l’ossuaire et nécropole de Douaumont, ce sont 15 000 tombes, trois fois moins.
L’action du poème se passe un matin sur la place du marché de Zanzibar. Ce qui suggère de suite le jeu de Zanzibar, un mégaphone en forme de cornet à dés et orné de dés est placé sur le devant de la scène. Le jeu consiste à faire sortir trois dés d’égale valeur, les fameux « zanzis ». Un personnage isolé et muet représente le peuple de Zanzibar. A portée de sa main, des instruments divers lui permettront de produire différents sons : revolver, musette, grosse caisse, accordéon, tambour, tonnerre, grelots, castagnettes, trompette d’enfant, vaisselle cassée. Il y a donc de quoi faire pour la personne chargée des décors. Thérèse entre en scène, le visage bleui, et s’adresse à son mari. « Je suis féministe et je ne reconnais pas l’autorité de l’homme ». Et elle joute « Je veux faire la guerre Tonnerre et non pas faire des enfants ». On entre donc dans le vif du sujet avec cet argument imparable. « Ce n’est pas parce que vous m’avez fait la cour dans le Connecticut / Que je dois vous faire la cuisine à Zanzibar ». Comme quoi, il était déjà question de mondialisation en 1917.
Sur la scène, sa blouse s’entr’ouve, et sa poitrine, deux ballons de baudruche, s’envole, « l’une rouge, l’autre bleue et, comme elle les lâche, elles s’envolent, ballons d’enfant ». Pendant ce temps sa barbe et sa moustache poussent.
Apparaissent ensuite Presto et Lacouf, deux ivrognes qui s’entretuent. Ce sont un peu les Vladimir et Estragon de Beckett, un peu plus tard. Presto avoue « Je commence à en avoir assez d’être mort ».
Arrive l’acte II. L’accessoiriste a de nouveau du travail. Il lui faut « Un berceau vide, une bouteille d’encre énorme, un pot à colle gigantesque, un porte-plume démesuré et une paire de ciseaux de bonne taille ». Le mari de Thérèse-Tirésias a eu « 40.049 enfants en un seul jour ». On imagine, et on entend « les cris continus d’enfants sur la scène, dans les coulisses et dans la salle ».
Pendant ce temps « Un grand incendie a détruit les chutes du Niagara » et « On apprend de Montrouge / Que Monsieur Picasso / Fait un tableau qui bouge »
Apollinaire ajoute cette phrase à propos de sa pièce : « C’est pour cela que l’auteur peut mêler le comique et le tragique, en les accentuant et en les opposant ». Il insiste pourtant sur « le problème de la reproduction ». En clair, « on ne fait plus d’enfants en France parce qu’on n’y fait pas assez l’amour ».
Francis Poulenc débute la composition de son ouvrage plus tard, en 1939, après avoir suivi de près l'évolution du surréalisme et achève l'écriture de son opéra en août 1945. L'ouvrage est dédicacé au compositeur Darius Milhaud. Tirésias devient Thérèse, qui énonce dans son air d'entrée sa version féminine. « Je suis féministe et je ne connais pas l'autorité de l'homme ».
Le scénario est calqué sur celui d’Apollinaire.
Thérèse lassée de sa vie de femme soumise devient un homme du nom de Tirésias quand ses seins s’envolent comme des ballons. Son mari en est fâché, surtout quand elle l’attache et l’habille en femme. Pendant ce temps, deux ivrognes, Presto et Lacouf s’entretuent affectueusement et sont pleurés par la foule assemblée. Thérèse part à la conquête du monde, laissant son mari captif aux bons soins du gendarme, trompé par ses oripeaux féminins. Tirésias lance une campagne contre la procréation. Il est acclamé par le peuple. Mais le mari, craignant de voir la France devenir stérile, fait le vœu de trouver le moyen de mettre au monde des enfants sans recours aux femmes. Lacouf et Presto revenus à la vie expriment intérêt et scepticisme.
Dans l’acte II, le mari a donné naissance à 40 049 enfants en un jour. Il suggère de faire imprimer des cartes de rationnement par une diseuse de bonne aventure. qui dévoile qu’elle n’est autre que Thérèse. Le couple se réconcilie, et toute la troupe harangue le public : « Écoutez, ô Français, les leçons de la guerre ».
Je maudissais les astres indignes dont la clarté coulait sur la terre. Nulle créature vivante n'apparaissait plus. Mais des chants s'élevaient de toutes parts. Je visitai des villes vides et des chaumières abandonnées. Je ramassai les couronnes de tous les rois et en fis le ministre immobile du monde loquace. Des vaisseaux d'or, sans matelots, passaient à l'horizon. Des ombres gigantesques se profilaient sur les voiles lointaines. Plusieurs siècles me séparaient de ces ombres. Je me désespérai. Mais, j'avais la conscience des éternités différentes de l'homme et de la femme. Des ombres dissemblables assombrissaient de leur amour l'écarlate des voilures, tandis que mes yeux se multipliaient dans les fleuves, dans les villes et dans la neige des montagnes.
Toi que j'aimais, je sais tout ce qui me ressemble et tu me ressembles; mais tout ce qui te ressemble ne me ressemble pas. O toi que j'aimais, te souviens-tu de notre amour? Car tu m'aimais! Te souviens-tu de nos tendresses qui étaient l'été pendant l'hiver. Te rappelles-tu? Je pleurais à tes genoux, d'amour et de tout savoir, même ma mort, qu'à cause de toi je chérissais, à cause de toi qui n'en pouvais rien savoir.
Aux portes des villes meurent des enchanteurs que personne n'enterre.
(L'Enchanteur pourrissant, P. 25)
Là-bas d'où nous venons un homme n'est plus rien
Là-bas l'individu n'est qu'une particule
D'êtres aux corps énormes anciens ou nouveaux
L'homme n'est qu'une goutte au sang des capitales
Un tout petit peu de salive dans la bouche
Des assemblées brin d'herbe au champ qu'est un pays
C'est un simple coup d’œil jeté dans un musée
La pièce de billon dans la caisse des banques
C'est un peu de buée aux vitres d'un café
Il pense mais il est l'esclave des machines
Les trains dictent leurs lois à l'homme dans l'horaire
L'homme n'était plus rien c'est pourquoi nous fuyons
Pour retrouver un peu de liberté humaine
(Couleur du temps, P. 188)
Aux retours inévitables du printemps, les buissons d’aubépine refleuriront. J’en serai quitte pour ne point sortir de mon beau palais plein de lueurs de gemmes, au fond du lac, pendant chaque printemps. Et quel malheur ! La danse involontaire des petits flots à fleur du lac est aussi une danse inévitable. J’ai enchanté le vieil enchanteur décevant et déloyal et voici que les printemps inévitables et la danse inévitable des petits flots me soumettront et m’enchanteront, moi, l’enchanteresse. Ainsi tout est juste dans l’univers : le vieil enchanteur décevant et déloyal est mort et quand je serai vieille, le printemps et la danse des petits flots me feront mourir. »
Poésie - Les sapins - Guillaume Apollinaire