Leurs figures, qu'ils veulent faire sereines, trahissent leurs battements de cœur ; les plis de leur front, leur hébétude, car ils s'épuisent à supputer les raisons du ministre pour les couvrir. Et la courageuse petite troupe des boulangistes, quel plaisir de la considérer surprise tout d'abord de ce renfort que lui apportent les circonstances, puis plus pâle de volupté à chaque fois qu'un ennemi reçoit en pleine poitrine son nom, lancé comme un boulet, d'un terrain invisible ! D'où viennent ces révélations mortelles ? Qui commande la bataille ? N'importe, on marche au canon. Ceux qui, dans un mouvement d'amour, autour de Boulanger sentirent leur cœur battre à la française, se disciplineront par une haine commune dans l'obscure bagarre imminente. Comme des esclaves pensent à s'enfuir au plus fort des querelles de leurs maîtres, l'instant favorise la délivrance nationale. La France se soulève pour voir. En vain les parlementaires s'interposent, lui masquent leurs combinaisons hâtives et scandaleuses, la supplient de ne pas bouger, de ne point substituer aux lois son instinct, lui promettent, selon l'expédient habituel, que la justice régulière va fonctionner : c'est trop de mystère à la fin...
La peur et la joie suscitées par les scandales du Panama avaient dans cet après-midi tragique pour résultat et pour sommet l'ivresse de Reinach. Un homme saturé d'émotions violentes s'enfonce dans une sorte de stupeur qui, chez un heureux, s'appelle extase, et qui, chez celui-ci, doit s'appeler hébétude.
La peur ! Elle entre toujours dans la maison des hommes avec la fortune. Que ce soit à l'Institut, au Collège de France ou dans les hautes administrations, la peur fait le dernier chapitre de toutes les vies. Les hommes âgés et considérables sont uniformément caractérisés par leur timidité en face de toute résolution. Ils hésitent, s'éternisent en paroles, remettent au lendemain. Leur grande pratique des intérêts et l'autorité de leurs services, tout cela, la peur le paralyse. Mais les plus apeurés, ce sont les politiques. Chez tous ces parlementaires qui pérorent si haut et qui grouillent si dru, il y a des parties réservées, le coin de la peur.
MAURICE BARRÉS - ESTELLE ANGLADE TRUBERT