Lorsque le 5 septembre dernier j'ai lu et chroniqué de
Yehuda Koren et
Eilat Negev la biographie tragique de la poétesse Assia Wevill, c'était la première fois que j'entendais ce prénom. Dans l'ouvrage de
Marguerite Bérard, l'Assia du titre est celui d'un homme, son grand-père. L'explication tient, en fait, au lieu de naissance du "Papi Assia" , comme l'auteure l'appelle affectueusement, Rovno, l'actuelle Rivne en Ukraine, à 330 kilomètres de Kiev et presque 500 de Varsovie.
Assia est donc un prénom typiquement juif de l'Europe de l'Est bizarrement donné aux 2 sexes. En fait, c'est le diminutif de Menashe, son prénom de naissance.
Il existe aussi une jeune femme arabe en Ontario au Canada qui se nomme Assia Beauty, mais cela est évidemment une tout autre histoire.
Avant d'entamer quelques épisodes dans la longue existence de Menashe Bat Genstein (son nom de baptême) un mot sur sa petite-fille et auteure.
Marguerite Bérard a un curriculum à rendre jaloux la plupart de nous autres, simples citoyens. Major de sa promotion à l'ENA, 2002-2004, à 26 ans, et après des diplômes à l'IEP (Institut d'Études Politiques) de Paris et l'université de Princeton aux États-Unis, la 6e meilleure du globe (selon le classement officiel qui vient d'être publié). Chose plutôt rare, ses parents sont aussi des énarques : son père, Jean-Michel, a été préfet et sa mère, Marie-Hélène Bérard-Genstein, a été conseillère de
Simone Veil,
Raymond Barre et
Jacques Chirac.
Pour ne pas rompre une bonne tradition, l'auteure s'est mariée avec un énarque, Thomas Andrieu, directeur des libertés publiques et affaires juridiques du ministre de l'Intérieur.
Le couple a 2 enfants, des garçons de 9 et 5 ans.
Après l'inspection générale des finances,
Marguerite Bérard devient conseillère aux affaires sociales à l'Élysée, puis chef de cabinet du ministre du travail, ensuite la n° 2 à la BPCE (Banque populaire et Caisse d'épargne), pour être nommée, cette année-ci, à la tête de la direction France du groupe bancaire BNP Paribas.
Toutes ces promotions n'ont pas empêché la jeune banquière (née en décembre 1977) à publier en mars 2019 l'histoire de son grand-père. Il est vrai qu'elle a écrit le plus gros dans les aéroports, à bord d'avions lors de vols longue distance et dans les hôtels, le soir. L'auteure explique qu'il ne s'agit pas d'un récit historique à proprement parler, puisque basé sur la mémoire orale et un texte d'Assia, écrit à 80 ans, sur insistance de ses 2 filles, Micheline et
Marie-Hélène. Elle précise que ce sont les souvenirs d'un homme âgé "qui n'avait pas envie de tout raconter".
Assia est né en 1903 dans un ménage de Juifs relativement aisés, assimilés et non-pratiquant, qui parlaient Russe à la maison et que rarement le Yiddish.
Il était le 4e de 6 enfants.
Ses débuts n'ont pas été simples : antisémitisme et pogroms, 1re Guerre mondiale, révolution communiste, liquidation de Juifs par les troupes du nationaliste ukrainien, Symon Petlioura (né à Poltova en 1879 et assassiné à Paris en 1926). C'est finalement l'occupation de Rovno par les Polonais, qui l'a incité à fuir vers la Palestine, en l'été 1920, à 17 ans.
Il lui a fallu cependant attendre à Vienne l'automne 1921 et la levée de l'interdiction d'entrée en Palestine.
C'est dans un kibboutz super-primitif qu'Assia s'est installé et où il a vécu 3 ans tout en travaillant très dur dans le bâtiment. En 1924, il a déménagé à Jaffa et continué à travailler dans le bâtiment, mais se rendant compte que sans diplôme il n'arrivera nulle part. Sans parler Français et sans un sou, il s'embarqua en 1928 pour Marseille.
Plein de bonne volonté, il s'inscrivit à l'Ėcole des ponts-et-chaussées, mais il lui fallait d'abord apprendre la langue de
Molière et il fera comme il avait fait à Vienne avec l'Allemand (qu'il n'aime pas parler) et l'Hébreu en Palestine, sur le tas en peu de temps. En 1929, il est embauché dans la maroquinerie de M. Padova, qui lui propose la reprise du commerce. Volodia, un pote de Rovno, lui prête de l'argent et à 28 ans, il est chef d'une petite entreprise qui emploie 4 ouvriers.
En 1932, Assia se maria avec Sima (Simone) Moros, 22 ans, dont la famille, originaire de Tcheliabinsk (dans l'Oural), tenait une petite bijouterie. L'an après était né leur premier enfant, la tante Micheline de l'auteure.
En août 1938, Assia et ses 2 plus jeunes frères se sont portés volontaires pour l'armée française. En avril 1940, il a été appelé sous les drapeaux et envoyé en Normandie et, après l'invasion nazie, se trouvait à Saleilles, près de Perpignan. En décembre 1940, il fut arrêté et incarcéré à Romainville, le camp de Drancy et la caserne de Saint-Denis jusqu'en août 1944. Son jeune frère, Samuel (Sasha), fut emprisonné à Pithiviers et en juillet 1942 expédié à Auschwitz.
En novembre 1941, les parents d'Assia et Fanny, sa soeur aînée, furent abattus d'une balle dans la nuque par des soldats des escadrons nazis dans la forêt de Sosenki, à peu de distance de Rovno.
L'auteure note, à la page 163 : "Après, Assia ne fut plus jamais le même."
Après la guerre, il a rouvert son commerce et travaillé consciencieusement jusqu'à l'âge de 80 ans. En 1947, sa 2e fille est née,
Marie-Hélène, la mère de l'auteure. Sa grand-mère est morte d'un cancer en 1976 et finalement Assia a choisi, à 93 ans, pour mourir la nuit de Noël 1999.
L'ouvrage de
Marguerite Bérard m'a beaucoup plu. Il combine la qualité d'écriture avec un dosage savant de l'histoire de son grand-père et de son siècle en mélangeant les moments cruciaux avec des petites anecdotes sélectionnées judicieusement. Son livre est, par ailleurs, illustré par de nombreuses photos inédites.
Pour terminer, je donne les changements de nom de la rue principale de Rovno, comme illustration de l'ouvrage. Au départ c'était la rue "Shossejna" (= de la chaussée), ensuite la rue du 3-Mai pour commémorer la constitution polonaise, par après successivement "Hitlerstraße", rue Stalina et la Leninska. Aujourd'hui, elle porte le nom plus catholique de "Soborna" ou de la cathédrale.