Ah, quel malheur d'avoir une soeur, aurait dû écrire le chansonnier Emile Carré, au lieu de s'en prendre au gendre, d'autant que
Nietzsche n'en avait pas. Une soeur, en revanche, il en avait bien une, le grand philosophe allemand. Elle lui en fait voir des grises, et il en a fallu, du temps, pour réparer toutes ses sottises. Passée en quelques années de soeur adorée à traîtresse cupide, elle fut assez maligne pour amasser pendant des années de l'argent sur le talent de son frère, mais resta trop bête pour la philosophie- sur laquelle elle faisait pourtant ses affaires- qui aurait dû la renseigner sur l'insignifiance des choses humaines, que les dieux de là-haut règlent à coups de dés en buvant des bières.
Un de leurs messagers,
Guy Boley, est venu en cette rentrée nous le rappeler, dans A ma soeur et unique (Grasset), somptueuse fiction biographique, philosophique et poétique retraçant la relation passionnée ayant uni
Friedrich Nietzsche à sa soeur Elisabeth, d'abord
Nietzsche, puis Förster, et enfin Förster-
Nietzsche. La première adulait son frère, au point qu'elle s'en alla vivre avec lui plusieurs années pour alléger ses souffrances continues, à la tête et aux yeux ; d'écrire sous sa dictée quand il n'en pouvait plus, et, plus prosaïquement, de faire ses courses, son repassage, toutes ces « choses de ragoût circonstanciel », comme Friedrich aimait à qualifier les indispensables banalités de la vie, celles qui relient les génies aux autres. Là était sa mission, être la soeur du plus grand philosophe allemand que
L Histoire a vu naître. Être un bon « lama » - surnom que
Nietzsche lui donna à l'adolescence – au départ, pensait-on, en raison de la capacité de cet animal à porter sans broncher les charges les plus lourdes. Mais la deuxième Elisabeth, nommée Förster, s'est chargée de nous rappeler que le lama a tendance à cracher sur ceux qu'il n'aime pas. Elle s'exercera d'abord sur les Juifs, peut-on écrire par amour, puisqu'ils étaient les ennemis jurés de son mari, Bernhard Förster, un enseignant et essayiste obsédé par la pureté du sang germanique, qui s'en alla créer, en 1883, une colonie au Paraguay, base régénérée d'une nouvelle Allemagne. Il y aurait de quoi sourire, si un autre n'avait pas, au pouvoir cinquante ans plus tard, appliqué le principe à une plus large échelle. Commence, dès lors, le dégoût que
Friedrich Nietzsche éprouve à l'idée « d'être parent d'une si pitoyable créature », comme il l'écrit un jour à leur mère commune. L'aventure uruguayenne tourne au fiasco, empêtrés que sont ces roi et reine de marécages dans l'incompétence et l'orgueil, au point que Bernhard prend le parti, en 1889, de se donner la mort, avant que les colons venus avec lui ne s'en chargent.
Veuve, Elisabeth doit fuir en vitesse ce terrain hostile, mais le destin lui réserve une surprise. Son frère, dont la réputation de penseur de demain se répand doucement dans les cercles philosophiques, s'est effondré en début d'année à Turin. Il n'est plus qu'une ombre pathétique, hurlant dans les couloirs de l'asile de Iéna qu'il veut du chocolat van Houten. Il faut l'en sortir, et vite, afin de lancer un nouveau projet qui ne pourra cette fois pas échouer, puisque le cerveau a changé. Un dessein incarné dans le dernier nom de famille porté par ce drôle de lama, Förster-
Nietzsche, intrigant mélange de l'échec d'un mari et de la promesse d'un frère, tiret indispensable à la création d'un nouveau monde, où la pensée de
Nietzsche et celle des antisémites s'uniraient pour la gloire de l'Allemagne, et celle d'Elisabeth. Pourtant,
Nietzsche ne l'est pas, antisémite. Sinon, aurait-il écrit que l'on doit au peuple juif « l'homme le plus noble (le Christ), le sage le plus pur (
Spinoza), le Livre le plus puissant et la Loi morale la plus efficiente » ? Mais les ciseaux, le feu et les mauvaises intentions servent bien à quelque chose, et Elisabeth va s'armer des trois afin de composer une oeuvre qui lui sied, un peu comme si elle l'avait écrite elle, dans une vie où elle aurait eu du talent.
Pendant ce temps, Dieu n'est pas mort, il est allongé au premier étage de la maison familiale, et l'on peut même lui rendre visite, moyennant une obole. Au sein des «
Nietzsche-Archiv », le centre créé par Elisabeth à la gloire de son frère, tout est payant. Il faut bien financer les procès qu'elle intente à ceux qui refusent de lui donner jusqu'au dernier écrit de son frère. Imaginez que l'on découvre ce que
Nietzsche pensait d'elle, ou pire, des textes qui entreraient en contradiction avec les
oeuvres remaniées par ses ciseaux.
Mais là n'est pas encore évoquée l'histoire la plus malheureuse. Elle arrive, bien des années après la mort du philosophe, quand cette soeur increvable, à près de 85 ans, vendra l'âme de son frère à l'homme que son défunt mari aurait adoré, s'il avait été moins pressé,
Adolf Hitler. le « surhomme » de
Nietzsche semble bien justifier qu'il y en ait des « sous », d'hommes, et peu importe de le lire pour de vrai, il suffit de l'afficher avec des grands mots. «
La Volonté de puissance », livre publié par Elisabeth à partir des notes falsifiées du philosophe, sonne bien à celui qui veut conquérir l'Europe. Wagner et
Nietzsche, les deux anciens amis brouillés en raison de l'antisémitisme viscéral du premier, désormais au panthéon de l'idéologie nazie. Mais la mort rebat toujours les cartes, et la vie posthume s'apparente à une nouvelle naissance, où chacun retrouve sa place. Elisabeth et Adolf dans les limbes, Friedrich au sommet des plus hautes montagnes, là où on se rit des tragédies.
Jean-Clément Martin-Borella