Le vrai faux travail
Le monde du travail prend, sous la plume de
Julien Bouissoux, une dimension aussi cocasse que dangereuse.
Commençons par lever toute ambiguïté : le titre de ce roman est celui du patronyme du narrateur et non celui d'un mois de l'année. Est-ce un hommage à
Simenon? Toujours est-il que la psychologie de ce monsieur
Janvier va recourir toute notre attention.
Janvier vit seul, employé d'une grande entreprise. Seulement voilà déjà six mois que dans son bureau au fond d'une impasse il «n'avait reçu aucun nouveau dossier. Première étape avant qu'ils ne suppriment son poste, il en était persuadé. Pourtant, les semaines avaient passé, et ce qui n'était à l'origine qu'une hypothèse improbable s'était peu à peu imposé comme une évidence: ils l'avaient tout simplement oublié. Avec les restructurations, les déménagements successifs et les changements d'organigramme,
Janvier avait fini par glisser sous le radar, petit point scintillant dont la lueur s'était estompée jusqu'à ce que plus personne n'y prête la moindre attention».
Mais comme il touche régulièrement son salaire, il continue régulièrement à venir au travail. Et comme il lui faut bien trouver de quoi s'occuper, une fois effectuée l'observation de son environnement du sol au plafond et après l'entretien méticuleux de sa plante verte, il feuillette une revue et notamment un article consacré à la Chine, usine du monde.
Il y découvre une photo de la chaine d'assemblage de sa photocopieuse et décide d'écrire à l'ouvrier qui l'a fabriquée : « Cher Wu Wen, D'avance pardonnez-moi si je ne suis pas le premier à vous écrire. Mais j'ai l'impression de ne pas avoir le choix. Quelque chose m'y pousse et ne me laissera pas en paix. Ce matin, chez le coiffeur, j'ai découvert que l'imprimante que j'utilise a été fabriquée par vous, ou du moins qu'elle est passée entre vos mains. Cher Wu Wen, j'ignore quel poste vous occupez dans la grande usine du monde mais – c'est indéniable – quelque chose fonctionne ici grâce à vous. » Un début de correspondance qui va lui ouvrir de nouveaux horizons. En prenant la plume, il se fait aussi poète à ses heures, en imaginant le travail du Chinois, il se voit déjà lui rendre visite. Mais il ne pousse pas seulement
la porte d'une agence de voyage, mais aussi celle d'une agence immobilière, car il a envie d'un appartement plus petit, comme celui qui donne sur les voies ferrées et qui correspond davantage à ses modestes envies.
Car il s'imagine bien qu'un jour son aventure de salarié clandestin prendra fin. Quand arrive
Jean-Chrysostome, un ex-collègue, il croit bien que c'est pour lui signifier la fin de la récréation. Mais il n'en est rien. Ce dernier lui offre simplement de partager son bureau le temps de retrouver du travail. Une belle occasion pour
Janvier de montrer combien il est devenu un as de la simulation.
On l'aura compris, derrière la fable sociale, c'est la notion même de travail qui est ici interrogée. On pourra aussi y voir une illustration de la deshumanisation grandissante de nos sociétés où l'humain est relégué au rang de numéro, où la digitalisation, le rendement, la robotisation finissent par rendre possible de tels «oublis». Tel Don Quichotte,
Janvier serait le grand pourfendeur de ce système, à la fois aussi inconscient et aussi idéaliste que le héros de
Cervantès.
Bien entendu le pot aux roses va finir par être découvert, mais je vous laisse vous délecter des conséquences de la chose.
Julien Bouissoux a réussi, avec délicatesse et tendresse, à mettre le doigt sur les dérives d'un système et à démontrer par l'absurde que l'humain reste… humain, c'est-à-dire imprévisible et capable de se transformer et de s'adapter. Dérangeant au départ,
Janvier s'avère au final plutôt réjouissant et toujours très divertissant.
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