« La forme du monde » Belinda Cannone (Arthaud, 142 petites pages)
Deux parties dans ce petit opuscule.
Belinda Cannone évoque d'abord ce que représente pour elle la marche en montagne. Lien avec la nature, fatigue régénératrice, ressourcement, gout de l'effort gratuit qui distingue l'humain de l'animal. « Je retrouve mon mode habituel de pensée, du sensible à l'intelligible »
« Marcher n'est pas qu'une activité physique puisque mon esprit s'y déploie autrement. »
Ses découvertes, enfant puis adolescente, de la montagne sont émouvantes, avec aussi ce besoin de partager parfois « Regarde, regarde, dit-on à qui nous accompagne, avec l'espoir secret et informulé de lui faire porter avec nous le fardeau de la beauté. » Et aussi la marche comme besoin essentiel de solitude, qu'elle a du mal à satisfaire malgré ses envies, une peur irraisonnée la retenant souvent de partir seule. Quelques belles réflexions autour de l'orgueil des humains qui pensent dominer la nature, n'ayant pas conscience qu'ils en sont juste partie prenante, du temps qui se déploie autrement dans l'exercice de la marche, de la jouissance de soi. Et, fidèle à elle –même, la question du désir qui définit l'être humain plus que celle du besoin.
Dans toute cette première partie, sans écrire un « grand » livre, Belinda Cannone nous offre une belle promenade sensible et réfléchie sur la marche en montagne. Car « la beauté est la forme du monde. »
J'ai trouvé plus anecdotique la seconde partie qui évoque, avec force citations, trois livres, dont « Regain » de Giono (qui m'a néanmoins heureusement rappelé à quel point la langue de cet auteur est magique). J'ai trouvé les deux autres, dont l'évocation de ce que procure la marche à Simone de Beauvoir à partir de ses souvenirs dans « La force de l'âge », sans grand intérêt.
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Baguenauder dans les alpages ... l'image ne convient guère. Monter est parfois rude et cheminer dans les pierriers ne va pas sans péril.
Mais je voulais distinguer la randonnée de cette autre pratique, l'alpinisme, qui ne m'intéresse guère car elle contrarie ce que je recherche dans la marche : un état flottant qui, quoique incluant l'effort, reste assez doux et régulier pour que mon esprit soit libre de vagabonder. Le marcheur est un être pensif. Pas l'alpiniste, tout entier concentré sur la difficulté à vaincre. Je dois cependant reconnaître que. j'aime la folie de ces « conquérants de l'inutile », d'autant qu'à ma modeste façon je me sens· des leurs.
J'ai toujours vu une proximité entre leurs paris dangereux et l'activité des écrivains. Celle-ci peut être utile : contrairement à la gratuite conquête d'un sommet tibétain, la littérature espère transformer le monde - disons. Mais qu'elle réussisse à avoir cet effet n'est rien moins qu'assuré et je me dis parfois que, si mon talent n'est pas à la hauteur de mon désir - ce que je ne saurai probablement jamais-, j'aurai peut-être passé mon existence à une activité très vaine, alors que tant de plaisirs et de ~gratifications diverses étaient à ma .portée. Dans l'alpinisme, on peut perdre la vie.
Dans la littérature, si lente et requérant tant de temps, on peut dilapider sa vie. Bref. (p. 54 et 55)
J'aime d'ailleurs passionnément, dans la montagne, l'impression de fraîcheur et de propreté, de pureté même qui s'en dégage. Ces tapis d'herbes et de plantes basses, ces sentiers moelleux, ces rochers décorés de lichens, ces ruisseaux clairs et l'air délicieux me donnent le sentiment d'avancer dans un monde préservé du désastre causé « en bas» par notre hubris et notre désinvolture.
D'où l'inquiétude sourde, à Chamonix, devant la rétractation des glaciers perceptible d'une année sur l'autre - confirmation que même dans cet ultime havre la nature subit les conséquences de notre irresponsabilité. (p.52)
Bien sûr, il n'y a pas une forme mais des formes diverses qui, ailleurs qu'en montagne, sont presque toujours invisibles - souterraines.
Mais voici ce que j'essaie d'exprimer par ces mots de « forme du monde » : habituellement, nous marchons sur le monde et, qu'il soit plat ou vallonné, nous le percevons (si nous prenons le temps d'y songer) comme une surface amorphe qui soutient nos pieds.
Tandis qu'au cours de l'ascension, ses figures se révèlent, extraordinairement variées, et nous prenons conscience que le monde a une forme. (p.42-43)
Une conversation présentée par Raphael Zagury-Orly
Avec
Isabelle Alfandary, auteure et professeure
Belinda Cannone, auteure
Serge Hefez, psychiatre
Le «un» n'est jamais le chiffre de la vie. Certes, il y a les organismes unicellulaires, bactéries, levures, plancton et autre protozoaires… Mais eux aussi on besoin de quelque chose d'autre, d'un milieu.. A la base de toute molécule organique, outre la durée temporelle et les sources d'énergie, se trouvent des multiplicités, des altérités, des combinaisons d'éléments, carbone, oxygène, hydrogène, eau, azote, dioxyde de carbone, diazote… Bien sûr, cela fait la vie sur Terre, la vie des vivants, mais ne dit rien sur la façon dont les êtres humains, eux, choisissent de la porter, cette vie, c'est-à-dire d'exister. de là aussi l'unicité est exclue: on vient au monde «plein des autres», le monde ne vient à l'enfant que par les autres, et il n'y tient que si d'autres d'abord le tiennent et tiennent à lui. Né d'une union qu'il n'a pas choisie, il lui appartiendra ensuite de s'unir volontairement à qui il voudra, par affinité, par intérêt même, par amitié, par amour, et de constituer des couples, des clans, des groupes, des familles, des communautés, des sociétés… Il se peut dès lors que des personnes, pour supporter le faix de la vie, choisissent de la porter à deux, de faire de leur cohabitation une convivance, et de leur existence une coexistence, le plus souvent solidifiée par le ciment de l'amour. La «vie à deux» devient dès lors une vie rêvée que les partages quotidiens rendent réelle. Mais est-ce si sûr? Combien coûte le sacrifice du «un», de la libre et insouciante existence solitaire, qui n'a de comptes à rendre à personne? Combien coûte le sacrifice du trois, ou du quatre, d'union plurielles où la diversité fait loi, où les plaisirs varient et s'égaient de ne point devoir s'abreuver à une seule source? Est-il possible qu'une «vie à deux», soudée par le plus bel amour, résiste aux soudaines envies d'autonomie, demeure imperméable aux petites disputes, aux grosses scènes de ménage, aux soupçons, aux jalousies, aux perfidies, aux humeurs insupportables, aux messages indus sur le portables, aux désirs d'être seule(e), de partir seul(e), de dormir seul(e)? On ne sait pas. On ne sait pas si la «vie à deux» est le paradis de l'amour ou l'enfer de la liberté.
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