Au petit matin du 26 juillet 1756 le chef de la police inquisitoriale de la Sérénissime escorté de trente à quarante archers cueille un fêtard en sa résidence vénitienne.
Giacomo Casanova séduisant trentenaire et fier gaillard de 1,87m est conduit en gondole – en chemise à dentelle et galant habit « non pas comme un homme qui sait d'aller en prison, mais comme on va aux noces ou au bal » –, sous les plombs du Palais ducal où il est enfermé séance tenante sans autre forme de procès. Il en ressortira quinze mois plus tard avec le même costume tout juste un peu chiffonné. Ce livre relate les péripéties de sa fuite mémorable, écrite en français, passée depuis à la postérité et devenue un des sommets du récit d'évasion. Casanova n'a jamais su ni vraiment voulu savoir, lorsqu'il revint en grâce des années plus tard, les raisons de cet emprisonnement arbitraire dont certains historiens débattent encore. Ses moeurs, ses amitiés franc-maçonnes ou ses pratiques cabalistiques ? Peut-être… La littérature retient, elle, le récit de cette cavale splendide, extravagante et romanesque de bout en bout. Un coup de maître souvent narré oralement par son auteur, probablement un peu enjolivé ce dont on le remercie, écrit trente deux ans après les faits, avant "Histoire de ma vie", alors que l'aventurier libertin trop souvent caricaturé s'est assagi en devenant bibliothécaire de l'électeur de Bohême à Dux. Publié la première fois à Leipzig en 1788 le livre fit rapidement le tour d'Europe et sa lecture que je recommande absolument, plus de deux siècles après et tout préjugé laissé de côté quant à l'auteur, reste encore aujourd'hui un moment de lecture à la saveur intacte.
Mon seul regret serait d'avoir autant tardé à m'y plonger. Vivante et directe l'écriture "chantournée" si alerte de Casanova, on imagine la plume courant sur le papier, est une vraie découverte. On se prendrait même à entendre le conteur vif et enflammé tout au long d'un fil narratif tendu vers un unique objectif : se libérer au plus vite, et si possible joyeusement, de sa geôle (une seule respiration entre deux parties très denses et point de chapitres dans son livre). Si l'écriture peut suggérer la langue elle révèle aussi le tempérament et l'esprit de Casanova dans un XVIIIe siècle décrié et pourtant passionnant qu'illustrent ses réflexions et les multiples dialogues entretenus avec les personnages : son gardien Lorenzo en premier lieu et ses différents compagnons d'infortune et de cachots (un valet de chambre, deux ecclésiastiques et un espion). Ici l'intelligence résiste à la bêtise et le talent de l'écrivain éclate autant que l'esprit du libre penseur. L'action souvent hilarante (Casanova simule et joue la comédie avec maestria pour parvenir à ses fins libératrices) malgré le contexte d'enfermement, l'art de ménager le rebondissement, les subtiles digressions, les stratagèmes et entourloupes débridés tiennent en haleine et ne font jamais défaut dans l'organisation de cette fuite insensée où Casanova et un complice encombrant finissent après moult ruses et quelques percées spectaculaires au travers du toit du Palais, par emprunter pour en sortir l'escalier monumental de son entrée, comme s'ils s'y étaient négligemment égarés !!!! Au-delà de la solitude ressentie, des moments de désarroi, de torpeur ou de rage contenue contre les trois inquisiteurs d'État dans la première partie, rien n'entame jusqu'à la fin du récit l'énergie trépidante de celui dont le véritable ennemi fut sans doute l'ennui. Casanova affirme un goût du bonheur et de la liberté vers lesquels on ne peut que se sentir irrésistiblement porté. On n'enferme jamais un bel esprit, je ne sais plus qui l'a dit, c'est la morale de ce récit.