Les géants

Tous les géants ont voulu, une fois dans leur vie, une pucelle, même sans notion claire de son usage. Tous ont pris et emporté la première qu’ils voyaient. Prenons Beltrame et Sperant, géants sauvages et célibataires vivant en concubinage (Morgant XIX). Quand le premier avise une pucelle le long du Nil, il ne se la garde pas pour lui mais la met à la disposition de la famille – c’est-à-dire de son frère –, dans les conditions d’un communisme sexuel, qui s’avère l’idéologie dominante des géants à l’époque carolingienne. En quoi consiste leur activité sexuelle ? À fouetter chaque matin la jeune fille avec des chaînes. (« Chacun de ces géants voleurs me bat avec des paquets de chaînes » – c’est la jeune fille qui témoigne) (Morgant XIX, 27).
Malgré les apparences, les géants ne sont pourtant pas des sadiques. Ni des blasphémateurs. Les philosophes des Lumières, comme le marquis de Sade, fouetteront pour rompre l’alliance entre les hommes et Dieu et atteindre l’orgasme spirituel. Les géants, eux, ignorent tout de l’orgasme, et n’ont pas cette conscience théologique. Ils tâtonnent dans la région des sentiments sans en saisir le cœur. Il y a sûrement quelque chose à faire avec cette fille, se disent-ils, mais quoi ?

La carrière de voleur n’a jamais enrichi personne. Sauf en politique. Mais en politique, les voleurs n’ont pas besoin de se balader avec des chameaux ni de kidnapper les soubrettes de la télévision pour les séduire. Dans le fond, les géants étaient naïfs, et ils n’auraient jamais dû entrer en politique avec leur mentalité, puisqu’ils finissent toujours en pièces détachées.

Si comme moi les géants avaient lu Keynes (John Maynard Keynes, économiste, directeur de l’Economic Journal, 1833-1946), ils auraient su qu’une entreprise où l’on mange les clients était vouée à l’échec.