Bien des siècles après, bien des générations plus tard, Césaire écrira au détour d'un poème : L'océan est racine du poumon de mon cri !...
Claquement des écoutilles. Grincement des serrures. Levée des escaliers et des passerelles. Glas de la dernière ancre que l'on a remontée et qui heurte le pont. Une semaine. Deux semaines. Trois, six, sept, huit semaines... Que restait-il dans la nuit océane de la cale ?
Le terrifiant du grand large clapotant, l'acide des incompréhensions, les douleurs et les chaînes qui nouent des solitudes, et les renforcent aussi, l'effacement des paysages et des repères, pas un objet pas un signe qui demeurent, la nudité devenue ardente malgré les invocations et les incantations. Les souvenirs flottent comme les débris d'un vieux désastre, ils se heurtent aux puanteurs, aux volées d'eau salée, aux fumigations et aux pitances. L'ombre a mangé le temps. Des lueurs se perdent dans le roulis sans troubler l'immobile. Le pays perdu se maintient au fil des semaines dans une lancinance d'images ou de visions hallucinées, elles se répètent bientôt, elles s'épuisent déjà. L'esprit de chacun se débat, structure des oublis, avive ses blessures, une longue anabase mentale, catabase tout autant, qui débouche sur la mort - la mort désespérée, la mort hargneuse, la mort mélancolique - ou alors se perd dans les trouées de l'effarement, ou encore, et de manière inattendue, atteint ce refuge du vivant où certaines existences se retrouvent, se maintiennent, sous l'aile protectrice dune espèce tout entière.
L'oubli installe le cadre des surprises. Bien souvent, alors que je n'y pense pas, que la Baronne me parle ou qu'un de mes frères se trouve en ma présence, je perçois soudain chez eux un geste, un rire, une manière de regard, une attitude qui font survenir Man Ninotte, quelquefois le Papa. Avec l'âge, ce qui n'était pas évident se précise, les ressemblances au Papa ou à elle surgissent dans une moue des lèvres, dans une intonation, la façon d'une silhouette. Comme des fantômes qui nous habitent et qui surprennent chacun de nous, à tour de rôle, en se manifestant chez l'autre. Au fil des ans, certaines ressemblances qui s'étaient installées s'estompent, au profit d'autres moins affirmées mais tout aussi présentes. Elle a été pendant si longtemps l'unique soleil de nos perceptions que nous nous sommes imprégnés d'elle, que certains de ses gestes sont devenus pour nous des sensations profondes, des émotions sans cause, des paysages ouverts. La grappe se reforme ainsi dans des fluctuations, semblances, proximités subtiles, succulences partagées, souvenirs qui voisinent, la même tendresse qui surgit unanime en quelque occasion et qui nous constitue un lien effusionnel. Un monde perdu, de l'enfance et des temps inconscients, se cristallise dans nos rencontres. L'un qui offre à l'autre une part de lui-même, l'un amenant à l'autre un instant d'enfance, un moment de pluie et de soleil, une connivence infime et qui ne sert à rien, mais qui se maintient comme une vieille clochette qu'un vent lent fait tinter. Un invisible nous redessine au fil du temps, nous remplit de reflets et de nuances, nous élargit au-delà de ce que nous sommes, remonte avec nous des lignées, et se perd dans l'espèce...
« Le conteur créole ne dépeint jamais rien, aucun paysage, et surtout pas ses personnages, il ne fait ni dans la psychologie ni dans l’exploration des profondeurs de l’âme. Ce qui constitue son histoire se situe bien plus dans ce qu’il ne dit pas que dans ce qu’il expose »
Le sentiment du beau ouvre à l'état poétique : cette partie de la vie qui échappe aux obligations des survies immédiates. C'est quand le chasseur observe un oiseau sans songer à le tuer. C'est quand le guerrier s'attarde un instant à regarder une fleur.
Ni fleurs ni couronnes, seuls les billets de banque seront acceptés !
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Quel roman écrit dans un prodigieux cocktail de créole et de français remporta le prix Goncourt en 1992 ? Il raconte l'histoire d'un quartier de Fort-de-France…
« Texaco » de Patrick Chamoiseau, c'est à lire en poche chez Folio.