Le roman de
Sophie Chrizen nous plonge dans un monde à la fois saisissant, imprévisible, bizarrement drôle parfois, effrayant, sincère et plein d'espoir.
Peu de personnes vivant avec une singularité psychique ont écrit avec autant d'acuité le monde de la psychiatrie dans lequel elles se sont retrouvées prisonnières. Pour les lecteurs qui ne seraient pas familiers du monde de la psychiatrie, la violence de l'internement pourra paraître quelque peu surprenante.
L'autrice a fait le choix judicieux de narrer l'histoire selon deux points de vue : Sophie la torturée égarée dans sa folie face à sa jeune psychiatre diplômée depuis peu, se moquant de sa confrérie et faisant preuve d'auto-dérision livrant une critique acerbe de cet univers.
Sophie en proie à ses délires terrifiants plonge en enfer.
« C'était plutôt très prétentieux de se croire à l'origine de tout, ou alors courageux, voire téméraire. Peut-être fou ou tout simplement absurde. Mais elle en était sûre, tous ces événements avaient un lien de cause à effet direct avec son propre comportement, ou ses idées. Elle vivait les viscères à l'envers dans l'effroi même de penser ou d'agir, au risque de pouvoir engendrer de nouveaux désastres. Ses sorties les plus anodines étaient devenues terrifiantes. Elle pouvait lire dans les pensées des gens. Ce qui était le plus difficile, c'était qu'elle ne percevait que les pensées négatives, les zones les plus sombres de ses congénères. »
La psychiatre ne se fait aucune illusion sur les perspectives qui attendent Sophie.
« La maladie elle-même était un mystère. Ce que je savais déjà, c'était que la dégradation venait de toute façon avec le temps. À l'origine, nous la nommions pudiquement « délires psychotiques » mais nous savions qu'elle dériverait vers une schizophrénie accompagnée de dépression, de paranoïa, d'angoisses, d'idées suicidaires… »
L'autrice apporte un regard sans concessions sur la psychiatrie qui surdose les patients par crainte de dérapages, qui les anesthésient grâce à une camisole chimique, des neuroleptiques surpuissants qui affaiblissent le système nerveux, afin de garantir le gommage des symptômes et de rassurer la société. Les psychiatres travaillent avec la peur au ventre lorsqu'ils « essaient » tel ou tel médicament ne sachant pas à l'avance comment va réagir l'organisme. Par peur de la possible violence du patient, la société interdit au psychiatre de prendre le risque de sous-doser les patients. Et eux s'interdisent toute compassion bienveillante lui préférant une herméticité protectrice vis-à-vis des maux de leurs patients.
L'autrice tout au long du récit s'emploie à décrire la profonde divergence entre le but que s'est fixé la psychiatre de corriger des comportements inappropriés, de supprimer les ressentis, sans distinction, positifs, négatifs évitant ainsi l'aggravation de la psychose, de lisser le caractère, d'aider Sophie à ne pas exprimer systématiquement tout ce qu'elle pensait, de lui apprendre à suivre les règles sociales, de se tenir à l'écart et à l'inverse le souhait de Sophie de s'affranchir de la tutelle de la psychiatrie.
A l'âge de vingt ans, Sophie avait l'impression d'en avoir quatre-vingt-dix ! Incapable de communiquer avec le commun des mortels, sans espoir, la dépression et la solitude s'installent.
L'autrice décrit un univers où après leur hospitalisation, les patients très affaiblis, amorphes, mis au ban de la société, se retrouvent en consultation chez leur psychiatre libéral qui, ironiquement, doit réparer les dégâts causés par les psychiatres eux-mêmes.
La psychiatre de Sophie essaie alors d'élargir le champ des solutions thérapeutiques : « Je me lançais dans l'étude théorique de la bibliothérapie, l'art thérapie, la médecine chinoise, les remèdes de grand-mère, la philosophie, la psychologie, la spiritualité, la pensée positive, le développement personnel, la méditation pleine conscience, l'hypnose, la transe chamanique, la neuroplasticité, l'Ayahuasca, la cocaïne, l'alcool. Autant de disciplines qui devaient me permettre de comprendre mieux le cerveau et son fonctionnement. »
Grâce à une famille bienveillante emplie d'amour malgré les maladresses et le manque d'informations de la part des soignants, Sophie s'obstine et se bat pour s'extirper de l'enfer de l'univers psychiatrique, des violents protocoles thérapeutiques et essaie tant bien que mal de tenir à distance ces voix qui bataillent dans sa tête.
Ses études universitaires s'en trouvent fortement perturbées Sophie ne suivant que quelques cours magistraux, son énergie étant employée essentiellement à l'apaisement de ses démons.
« J'essayais de ne plus subir mon handicap mais de le transcender pour en faire une force. Je pensais que les choses n'arrivaient pas par hasard et j'étais résolue à leur trouver un sens, un dessein, et à guérir. L'injustice régnait partout dans notre modèle, et en matière de santé mentale la lutte des classes était cruelle, les probabilités de survie étant décuplées pour les familles dites équilibrées. J'avais scientifiquement d'autant plus de chance de rémission ou au moins d'adaptation que la mienne était stable, aisée et cultivée.