De sa jeunesse justement, il nous peignait le goût violent. Mais d'abord, il nous faisait l'éloge d'Aragon dont il louait le retour à la poésie en même temps que la vaillance militaire. "Comme en 1918", remarquait-il. Puis, en souriant - ou bien était-ce son calme, sa douceur qui à mes yeux, ressemblaient à un sourire ? -, il évoquait son propre combat de mai 1918, cette journée à Vailly, dans l'Aisne, où, lieutenant de vingt ans, il était monté à l'attaque des lignes allemandes. Il portait des bottes rouges. "Rouges", répétait-il, et cette fois, il souriait vraiment, comme pour se moquer du jeune fou, du jeune écervelé impatient de braver la mort. Et une balle l'a traversé, qui toucha la colonne vertébrale. On le crut mort. Non, il survécut.
Joé Bousquet nous désigne de la main, parmi les tableaux qui tapissent les murs, une toile de Max Ernst. Dans les rangs des soldats allemands qui, ce jour-là, à Vailly, tiraient sur lui, Max Ernst était présent. Maintenant, et depuis bien des années, l'amitié liait le poète et le peintre... En écoutant Bousquet, en suivant le regard qu'il laissait rêver sur les étranges images de Max Ernst, je songeais que l'un et l'autre vivaient dans des univers situés, en connivence profonde, hors du temps, et comme au-delà de la mort - cette mort qu'au printemps de 1918, leurs jeunesses, alors ennemies, avaient de si près guettée.
" J'étais un voyou"... Devant nos mines éberluées, Joé Bousquet avait un rire sourd et bref. "Oui, un voyou" reprenait-il. Il précisait combien, à dix-huit ans, il cherchait la bagarre et le risque. L'alcool, la violence, nul projet d'avenir, la vie facile, absurde, au soleil du Midi, pendant qu'au nord la guerre continuait. Sur un coup de tête, il devance l'appel. Dès qu'il a "fait ses classes", il est incorporé dans une unité d'infanterie vouée aux actions les plus risquées. "Il y avait là, dans la compagnie, d'autres voyous, oui, même des types qui avaient fait de la prison... J'étais volontaire pour toutes les missions..." Une blessure lui vaut d'être retiré du front pendant quelques temps. Convalescent, il séjourne peu de jours à Béziers. Son père, le docteur Bousquet, y était mobilisé comme médecin-chef. Sa mère espérait qu'il allait se faire hospitaliser là-bas. Bien au contraire, l'officier de vingt ans demande à remonter au front.
On sait maintenant qu'une affaire amoureuse et un tragique malentendu poussèrent le jeune passionné à se jeter ainsi de nouveau dans le danger. Il ne nous en fit pas vraiment confidence lors de nos rencontres, mais on comprenait qu'il était allé au-devant de la mort. Je me souviens bien de son sourire un peu moqueur entre deux bouffées tirées de sa pipe d'opium pour répéter : " Avec mes bottes rouges, je suis monté à l'attaque, avec mes bottes rouges... C'était à Vailly, le 24 mai 1918."
Il y avait vingt-deux ans et trois mois - sans le vouloir, mentalement j'avais fait le calcul - qu'il était passé de la civière sur laquelle les soldats l'emportaient, mourant pensaient-ils, au lit à perpétuité, ce lit où il gisait devant nous, détruit et pourtant rayonnant, victorieux. Victorieux du temps et, en ces jours où la France elle aussi gisait détruite, victorieux de l'Histoire
L'été rayonne sur les blés. Pas de ciel. Lever les yeux vers lui serait les aveugler tant le soleil doit flamber en ce début d'après-midi. D'ailleurs, il incendie d'un or pâle le champ qui s'élève en pente douce, où la moisson a déjà ménagé des angles, des percées, même une sorte de clairière. Là, les moissonneurs font la sieste un moment avant de reprendre le travail.
Sur une gerbe, la jeune femme s'est assise. Sa jupe verte s'évase au niveau des chevilles. Dégrafé, le corsage d'un blanc bleuté laisse à nu le sein droit. Un marmot s'abreuve au beau fruit doré cependant que sa menotte pétrir l'autre téton encore voilé.
De ses yeux bleus, elle me regarde - semble me regarder. Une coiffe orangée ne laisse apercevoir qu'une ou deux mèches de ses cheveux châtains. Au pied de la mère-enfant, l'époux est à demi couché à même l'éteule où repose sa faucille près d'un panier d'osier - tout à l'heure, la jeune paysanne a dû l'apporter de la ferme empli de quelques vivres.
(...)
Un peu au-delà, les autres moissonneurs émergent lentement de la somnolence, où chaleur, fatigue, peut-être aussi les quelques bouchées et goulées avalées les ont plongés. Ces deux femmes d'abord : la blonde en jupe orange, chemisier rosé ; la brune, ou plutôt celle aux cheveux noirs et raides, au visage anguleux et qui tient une faucille contre sa jupe mauve. Et puis, affalée de tout son long sur le sol, la grand paysanne endormie. Un groupe, encore : un couple, elle - enlaçant d'un bras le cou et l'épaule de son compagnon - deux paysannes tâches grises, bleues, violines, marron devant la muraille drue des blés.
Enfin, la-bas, en une brèche que le travail matinal des moissonneurs a déjà creusé dans la masse blonde du froment, deux petits ânes gris, un sombre, un clair, endurent, résignés, la fournaise dont un couple, un peu au-delà, se protège, allongé lui aussi à l'abri d'un grand riflard blanchâtre.
Je trouvais à José Corti l'allure d'un monarque à la fois altier et familier. Il régnait derrière son comptoir bureau, sur le plus beau des royaumes que je pusse concevoir, celui des livres. Et quels livres !
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Connaissez-vous le grand roman qui raconte comme nul autre la condition paysanne ?
« le pain noir », de Georges-Emmanuel Clancier, c'est à lire en poche chez J'ai lu.