Déjà des artistes s’émeuvent et prédisent – à des sourdes comme vous ! – la mort de la Beauté, l’appauvrissement de la race féminine. La Gandara, sérieux et attristé, me disait, l’autre soir : « Nous voyons encore de belles gorges, de nobles épaules, et des dos voluptueux, et des hanches mobiles, épanouies, chez qui ? chez la femme de quarante et même cinquante ans ! La génération actuelle – femmes de vingt-deux ans à vingt-huit ans – est, en majorité, malgré les sports, d’une misère physique révoltante… Elles veulent toutes être maigres et font ce qu’il faut, hélas ! pour cela… »
Je vous ennuie, mon amie Valentine ? Allons ! serrez d’un cran votre fourreau rose. Les avertissements n’ont jamais servi à rien. Et vous ne renoncerez pas à votre corset Sinceritas, qui supprime totalement (il ne ment pas !) tout ce qui dépasse. Polaire - cette abeille brune, qui n’a pas plus besoin d’un corset que le brin de lavande n’a besoin d’un tuteur – a bien gardé le sien pour jouer une bailadora espagnole ! Renée Vivien, qui fut souvent un grand poète, est morte quasi de ne pas manger, entêtée à ne vouloir jamais excéder un poids de quarante-six kilos…
Le travail qui va suivre m’est familier : c’est le maquillage habile, quasi théâtral, qui complète et banalise à la ville les jeunes femmes soucieuses de la mode. Je dis les jeunes femmes, car les autres y mettent plus de discrétion, laissant à leurs cadettes le goût fiévreux du fard cru, la joie barbouilleuse d’enfants qui tripotent le blanc, le rouge, le bleu et s’en salissent jusqu’aux oreilles.
Je me garderai bien d’ouvrir la bouche. Il y a temps pour tout, et je sais qu’on ne potine pas en se « faisant » la figure. Il faut me contenter des onomatopées d’impatience et des bouts de phrase que laisse tomber mon amie Valentine, secs, en boule, comme les petits tampons de coton qu’elle frotte sur ses joues, sur ses paupières, et qu’elle jette après…
Vous souvenez-vous des poursuites, demeurées fameuses, contre le Nu au music-hall ? Une petite marcheuse fut inquiétée cruellement, à cette époque. Elle remplissait deux rôles dans une revue de fin d'année : l'un la produisait nue, chaste et muette, immobile sur une nuée de carton, un arc à la main. Deux tableaux après, elle revenait en scène avec "les dessous féminins", vêtue d'une combinaison de dentelle et d'une paire de chaussettes : ses petits genoux nus trépidaient, pendant qu'elle chantait un couplet aux indistinctes paroles, et les fleurs de ses seins apparaissaient, mauves sous le linon. Elle était gentille là-dedans, un peu ridicule, et parfaitement indécente; aussi on lui coupa un de ses deux rôles : entendez bien par là qu'elle rendit l'arc d'Artémis et garda sa combinaison !
Je me souviens d'un mot charmant de ma mère, que mon père admonestait un jour assez vivement :
- Je te défends, lui dit-elle, de me parler ainsi : tu n'es même pas mon parent !
Mes oreilles d'enfant le retinrent, ce mot singulier, et depuis j'y rêvais souvent...
« Chéri » de Colette lu par Julie Pouillon l Livre audio