Voici un bref recueil de nouvelles, les unes de fiction, les autres plus autobiographiques, écrites dans une langue dense, poétique, parfois âpre, qui véhicule une qualité de sentiment rare dans la prose littéraire. L'auteur se remémore des épisodes de sa vie de lycéen, école buissonnière ou punition collective, ses amours difficiles et parfois douloureuses avec des femmes qui ne seront pas restées dans sa vie, sa vie d'ouvrier dur à la tâche, fier et silencieux, où les rapports humains sont décrits avec une justesse absolue, la fin de vie de son père et sa complicité retrouvée avec lui dans l'amour des livres.. Dans d'autres textes, il laisse la place à une fiction tragique ou prophétique.
Une très grande force dans cette voix à nulle autre pareille, qui joue des registres de la violence et de la douleur, du défi ou de l'amour.
Un très beau recueil, qu'il faudrait pouvoir lire en italien. car l'écriture ramassée et épurée d'Erri de Luca ne se laisse pas traduire aisément.
Lu en V.O.
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Quand on est jeune et qu'on a presque le même âge que le siècle où il nous est donné de vivre, on est pris d'un vertige d'entrepreneur : sentir piaffer en nous toutes les initiatives, nous échoir tous les débuts de ce qu'exécuteront les trois générations suivantes dans le siècle. On se sent pionnier de son propre temps, on devient guerrier, alpiniste, poète oublieux de toute provenance, fils d'une année zéro, comme cela arriva aux hommes dispersés à Babel qui inventèrent des langues à l'ombre d'une tour. Je me sentis membre d'une humanité débutante et c'est tout ce que j'avais à déclarer avant l'histoire que je raconte.
Je ne crois pas que votre silence soit de l'omertà, que vous deveniez une mafia. Mais je sais que ce malheur peut surgir de toute hostilité partisane. S'il y a encore une leçon que je puis me permettre de vous donner c'est celle de vous apprendre à distiguer dans votre vie l'omertà et la solidarité. Soyez donc aujourd'hui loyaux envers vous au point de supporter le sacrifice d'une sévère mesure disciplinaire, mais n'apprenez pas demain à protéger l'injustice, la violence, la vengeance. Avant d'être renvoyés en bloc des cours, je vous propose de faire vos plus sincères et solennelles excuses à l'enseignante que vous avez offensée. Faites le sans rien attendre en retour, faites le seulement parce que c'est juste. Faites- le avant que votre silence ne se durcisse trop contre nous, ne s'envenime d'aversion, ne détruise mon travail avec vous et votre chance de tirer profit des heures passées ensemble dans ces salles.
- Le violon-
Lorsque mon grand-père mourut, je fus investi d'un pouvoir: je regardais fixement son violon et les cordes se mettaient à jouer toutes seules.Une musique s'élevait par vagues, solfège de ruches, abeilles au-dessus d'un champ de marguerites. C'était le violon des soirs, des dimanches, des bals. Mon grand-père en jouait une fois rentré à la maison après son travail à la mine. C'était son art et sa consolation. Je crois qu'il ne se lavait soigneusement et ne changeait de vêtements que pour serrer dans son bras son violon. (p.107)
Alors, une femme aux cheveux blancs et à la robe noire, douleur et années partout sur elle, cria de toute la force de l'air qu'elle avait retenu. Sur le premier silence de la toute fraîche séparation, elle lança un cri de sirène, de chienne, de mère, aux syllabes déchirées : Sal va to re e. Rien qu'un nom, appelé et perdu dans une gorge brisée, blessa à jamais mon oncle, jeune employé, beau, élégant, doué pour chanter et jouer de la guitare d'oreille. Quand il le racontait, sa voix descendait dans un ton cassé et répétait en sourdine, mais très exactement, ce cri. Il en avait la chair de poule. Il savait chanter par coeur et répéter des airs entendus ne serait-ce qu'une seule fois. Il savait refaire ce cri d'oreille. Les douleurs ont une clé de sol pour qui est musicien de l'intérieur.
I libri sono il sempre. Chi li scrive può credere di lasciarli ai contemporanei, ai posteri, ma mentre scrive, tutto il passato è dietro le sue spalle a leggere. Se non c'è questo angolo del tempo trascorso, se non c'è il suo artiglio sul collo del poeta, le sue parole sono subito cenere. Se non si scrive per essere letti dagli antenati, non resta impresso niente sulla carta.
Les livres sont la permanence. Celui qui les écrit peut s'imaginer les transmettre à ses contemporains, à la postérité, mais pendant qu'il écrit, tout le passé reste lire par dessus son épaule. S'il n'y a pas cet angle du temps parcouru, s'il n'y a pas sa griffe sur le cou du poète, ses paroles se transforment sur le champ en cendre. Si l'on n'écrit pas pour être lu par ses ancêtres, il ne reste rien de gravé sur le papier.
Rencontre animée par Olivia Gesbert
De la bibliothèque paternelle à l'ombre de laquelle il a grandi jusqu'aux chantiers où il a été ouvrier, Erri de Luca a noué avec la lecture, puis avec l'écriture un rapport particulier pour bâtir une oeuvre double, celle d'une fiction romanesque aux forts accents autobiographiques et celle d'une réflexion sur l'Écriture. Depuis trente ans, c'est une oeuvre foisonnante et protéiforme qu'il bâtit, caractérisée par un style limpide, poétique, épuré. Ponctués de pensées, de métaphores, d'aphorismes, ses récits endossent souvent la forme d'une fable, d'une parabole empreinte d'une touche de merveilleux, dans une langue unique.
Pour cette édition Quarto, ont été retenus une dizaine de textes publiés auxquels s'adjoignent cinq textes inédits, qui portent en eux la puissance de l'écriture d'Erri de Luca dans des genres littéraires variés, sa réflexion sur l'appartenance et l'identité, le poids du passé et l'importance de l'histoire, sur la fragilité et l'importance des relations humaines.
« Nous apprenons des alphabets et nous ne savons pas lire les arbres. Les chênes sont des romans, les pins des grammaires, les vignes sont des psaumes, les plantes grimpantes des proverbes, les sapins sont des plaidoiries, les cyprès des accusations, le romarin est une chanson, le laurier une prophétie. »
Trois chevaux, Erri de Luca
À lire – Erri de Luca, Itinéraires, Gallimard, coll. « Quarto », 2023.
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