Bien plaisant roman, redoutable de désinvolture, où l'université genevoise surprendra...
Paru en 2009, le quatrième roman du Franco-Belge Luc Dellisse se déroule à Genève, et nous propose une bien savoureuse violence des échanges dans un autre milieu tempéré, celui de la haute faculté.
Même si, vu de loin, tout sépare les départements "XIXème siècle" et "Etudes cinématographiques" de la vénérable université calviniste des intrigues de la grande entreprise mondialisée,
Luc Dellisse recrée pour nous, comme l'avait fait par exemple en 2000
Claude Pujade-Renaud avec son "
Septuor" (où les motivations toutefois, presque exclusivement sexuelles, perdaient en subtilité et en crédibilité ce qu'elles gagnaient parfois en drôlerie), ou à la manière d'un
David Lodge (en infiniment moins monomaniaque), un univers feutré, policé à l'extrême et pourtant d'une extrême rudesse.
Le charme du protagoniste, professeur de scénario, narrateur tout en gentillesse et extraordinairement peu fiable (par omission bien plus que par action, à l'instar de certain docteur de King's Abbot), opère à 100 % et nous guide dans un magnifique embrouillamini, où l'irruption du mécénat comme source de financement, les rivalités professionnelles, les contrastes étonnants entre étudiants différents, les camaraderies et amourettes, teintées de sournoiserie ou au contraire très décomplexées, entre professeurs, serviront de ressorts et de munitions, en cette bonne ville de Genève où bouillonnent des passions parfois bien inattendues.
Le machiavélisme benoît du héros, guidé par ses amours, ses talents désenchantés et sa compréhension intime des ressorts dramatiques lui permettant de (presque) tout scénariser chez les autres, nous offre un livre plein d'une étrange drôlerie, d'une profonde érudition, et d'un regard sur le monde au charme trouble et somme toute passionnant.
Une bien plaisante découverte, à la croisée indéfinissable de plusieurs genres de littérature.
" - Il y a encore un autre problème sérieux. C'est le mécénat.
- Ah, le mécénat !
- Tu fais bien partie de la commission du mécénat ?
- Oui, j'en suis même le secrétaire.
- Je n'ai pas vu le rapport des dernières réunions.
- Il n'y a pas eu de dernières réunions.
- Voilà, si je relâche la pression un instant, ça se délite.
Il prononçcait "dilite", comme pour la touche détruire des claviers d'ordin
ateur, mais j'avais compris. On ne travaille pas vingt ans dans les réseaux universitaires sans voir la langue française partir au galop dans les sables. En règle générale Mathieu parlait à la perfection le français de
Paul Bourget. Mais la modernité l'égarait comme chacun de nous.
- Tout se dilite, d'ailleurs. À cause de mon drame intime, j'ai été contraint de prendre mes distances par rapport à la Fac. J'ai délégué, j'ai délégué. Résultat : un grand désordre. Ah, Luc, ne délègue jamais.
Je n'avais rien à déléguer, n'exerçant aucune responsabilité sérieuse. J'ai pris le masque de Caton, farouche, incorruptible, prêt à détruire Carthage plutôt que de déléguer."
"Il y a eu un moment de creux de la vague. Les ampoules Saturne donnaient à présent leur pleine puissance. Pour changer de sujet, j'ai posé une question de pure forme sur Toronto. Charlie s'est rengorgé. C'était une surprise toujours renouvelée d'entendre ce grand et gros vieillard négligé parler sur un ton de mondanité délicate : "Oui, mon cher. Je quitte pour neuf mois la cité de Calvin, le temps d'accoucher d'un cours sur Auguste Méliès. Ça s'est décidé en catastrophe." Sa barbe crénelée de puisatier assyrien donnait à ses propos une folie qu'ils n'avaient pas vraiment. "Je laisse d'ailleurs derrière moi un département en ordre de marche." "