L'échange épistolaire entre les deux amis - l'écrivain français, l'universitaire russe - s'est étendu sur presque quatre décennies, de la rencontre du couple André et Madeleine
Gide avec Fédor Rosenberg en Italie pendant leur voyage de noce en 1896 à la mort du correspondant russe de la tuberculose en 1934.
Gide écrivait à un tiers: "Un des plus grands bonheurs de ma vie est d'avoir pu rencontrer Muichkine et d'être entré dans son intimité. Il s'appelle Fédor Rosenberg [...]. Il y a huit jours il était encore ici, et c'est un de mes meilleurs amis."
En plus d'avoir été un pont vers la Russie qu'il chérissait, Rosenberg a été pour
Gide "l'ami le plus délicat, le plus sûr et le plus fidèle".
... ami cher et véritable, par delà les goûts qui les ont réunis: goût commun pour la musique, goût pour
Dostoïevski - on reconnaît le clin d'oeil de
Gide à
l'idiot-Muichkine - , goût pour la littérature persane dont Rosenberg a été un éminent spécialiste en Russie etc.
Pourtant
Gide et Rosenberg ne se sont presque plus jamais vu directement à partir de 1898, date du retour de Rosenberg en Russie. Leur amitié n'a plus été qu'épistolaire, mais à ce titre, généreuse et dévouée.
Nikol Dziub, éditrice du recueil, estime que Rosenberg était l'un des amis dont
Gide se sentait le plus proche.
La correspondance est retranscrite de façon quasi-exhaustive, conformément à ce qui a été retrouvé (il manque notamment les lettres de
Gide d'avant 1898). Elle a logiquement connu un arrêt au moment de la première guerre mondiale. En 1921, ils se retrouvent, heureux et soulagés de réentendre par le biais du papier la voix de l'autre, après ces années "remplies tout plein de matière chaotique, d'une affreuse purée d'indigestes et d'indicibles ingrédients, mais qu'il a fallu avaler quand même" [Rosenberg]. La conversation reprend, plus espacée, non moins chargée d'affection. Elle supporte sans accrocs la distance entre des mondes plus fractionnés.
En 1921,
Gide écrit:
"Et à présent, je suis plongé dans un grand long roman [
Les Faux-monnayeurs], qui va m'occuper plusieurs années sans doute, si Dieu me les prête.
De quelque côté que l'on regarde, tout est bien sombre ! Mais, du moins sache, cher, très cher ami, que notre affection pour toi est restée des plus vives, et la mienne plus vive que jamais.
Je t'embrasse bien fort.
Ton
André Gide
"
Dans ses dernières années, Rosenberg ne tiendra pas rigueur à
Gide de sa sympathie pour une Union Soviétique "dont les défaillances [le] font souffrir quotidiennement dans sa chair et dans son âme" [Dziub]. C'est peu après sa mort que
Gide ira en URSS vanter le régime, puis rapidement s'en désillusionner avec "Retour d'URSS".
Comme le dit
Nikol Dziub, l'homme Fédor Rosenberg n'est guère plus connu aujourd'hui que pour avoir été l'ami d'André
Gide. A ce titre il est bon de rétablir un peu sa mémoire, celle d'un esprit ardent et passionné, qui écoute et se confie généreusement. Et bien que dans un français d'adoption, son écriture n'a rien à envier à celle de son interlocuteur.
"Quel enchantement que la résurrection d'un été dix mois mort, dix mois pleuré et désiré !
Vraiment les choses bonnes ne sont bonnes qu'en raison de leur rareté. Il y a à peine 20 jours on était dans le désespoir, un ciel gris et glacial ne laissait percer le moindre rayon de soleil, rien ne poussait sur les champs et les cultivateurs - pessimistes par excellence - criaient à la famine. Puis tout à coup, changement à vue : les blés très tristes et anémiques, aujourd'hui se redressent et se vengent du retard de leur développement par une croissance exagérée et à vue d'oeil ; les fleurs qui ne se connaissent pas, s'épanouissent à la fois ; le muguet rougit un tout petit peu à se voir regardé par la rose et celle-ci, de son air superbe et désagréable, fait semblant de ne pas voir l'admirable iris qui étale tous les tons foncés possibles pour donner le change aux oeillets, éclatants comme le sang. Il n'y a que le Nord pour opérer ces miracles-là, mais hélas ! tout cela est si éphémère ; la force longtemps retenue éclate comme une bombe et s'évanouit aussi promptement. Mais enfin il ne faut pas se plaindre : "carpe diem ! Quid sit futurum cras, fuge quaerere" ! [Cueille le jour : Évite de chercher à savoir ce qui adviendra demain]." (P. 116)
Il y a aussi cette confession brûlante, de celles que l'on ne partage qu'aux amis les plus proches :
"Cher vieux,
Félicite-toi de ne pas avoir eu à lire les deux lettres que je t'ai écrites pendant ce mois de crise. Celle d'avant-hier soir est longue, et encore plus idiote que la première, pourtant je n'étais pas ivre ; ou faudrait-il : parce que je ne l'étais pas. Tu es pris de production et de moralité, et moi je suis abattu d'immoralité et de paresse alcoolisée. Quant à moralité et immoralité j'emploierais d'autres mots si je savais transvaluer les valeurs. Jamais crise ne m'a autant duré. Ou bien n'est-ce plus une crise, mais le commencement de cette fin que j'entrevois dans mes cauchemars et qui est la somme de toutes les déchéances dont je serais capable? Je n'en sais rien. Ce qui est sûr c'est que je me méprise ; et de là jusqu'à être méprisé n'est qu'un pas. le "spernere se sperni" [se moquer d'être raillé] reste toujours très loin. Je ne vois plus que des moqueurs et des persécuteurs et pour me paraître un peu moins stupide, je me grise. C'est très beau. ça doit faire terriblement souffrir que d'avoir la manie de la persécution. Je doute qu'on ait alors encore l'énergie de se pendre. Tu souriras de moi entre deux phrases de ton roman [
L'immoraliste]; c'est bien. Si tu pouvais sourire là en face dans le fauteuil, je me sentirais guérir et je rirais peut-être au nez à tous les imbéciles qui me poursuivent." (P. 154)
Pour faire bonne mesure, citons ce passage d'une lettre de
Gide :
"Cher vieux, je ne vais pas bien. L'absence d'aventures ne me vaut rien, parce que je ne peux pas m'en passer, parce qu'alors je les imagine, et que cela déprave l'esprit, fausse les sens et fatigue terriblement. J'ai parfois la tête si lasse que la moindre lettre m'étonne ; ces jours-là, et qui sont nombreux, "le chef d'oeuvre" m'apparaît à bout de bras. On n'a pas trop de toutes ses forces pour écrire. Ce n'est pas plus d'intelligence que je souhaite, mais plus de santé." (P. 292, 1904)
Dans un monde en mauvaise santé, il est bon de lire ces lettres, authentiques et sincères - contre un certain empire du faux et des images - , qui prennent le temps de se consacrer à l'autre, telles des fils d'Ariane zébrant sans relâche les années imprévisibles.
Je remercie Masse Critique et les Presses universitaires de Lyon pour cet envoi apprécié.