MA LIBERTÉ AVANT TOUT
C'est l'histoire d'un homme... pardon : c'est l'histoire du fantôme d'un homme que bien peu de choses destinait à devenir l'un des penseurs français les plus connus au monde, et ce, depuis la fin de ce XVIè siècle tragique et belliqueux des fameuses "guerres de Religion" qui ont tant fait saigner le Royaume de France et ses habitants d'alors :
Michel de Montaigne.
Issu d'une petite - et toute nouvelle - noblesse de robe, habitant le riche Périgord de l'époque mais plutôt lié à la destinée de Bordeaux, possible enfant bâtard - bien qu'on n'en saura sans doute jamais rien définitivement -, catholique par tradition dans une région pour partie conquise au protestantisme, ayant possiblement un peu de sang juif espagnol par l'un de ses aïeux maternels, patachon dispendieux et sans atout de séduction particulier - il était petit, même pour son temps, mais point laid cependant -, se faisant des ennemis parmi ses amis d'esprit sans forcément trouver alliance solide dans le camp d'en face, probablement bon juriste mais sans grande volonté de faire une carrière brillante, ce fantôme du passé aurait pu n'être qu'un fantôme historique de plus, sans une rencontre, d'abord, celle de l'AMI avec toutes les majuscules possibles, admiré, intelligent, aimé, révéré, son aîné de quelques années, presque son mentor : Étienne de la Boétie, l'auteur inoubliable - à dix-huit ans pas même révolus - du fameux Discours de la servitude volontaire. Tout un chacun aura sans doute encore en tête ces mots d'une simplicité et d'une tendresse incroyable : «Si on me presse de dire pour quoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant : parce que c'était lui, parce que c'était moi.»
Il y a, ensuite, et comme une promesse qu'il s'est faite à l'Ami mort bien trop tôt - on a longtemps parlé de tuberculose, il pourrait aussi bien s'agir d'une des énièmes résurgences d'un certain type de peste, régulièrement présente en cette époque troublée. Mais qu'importe : l'Ami fut fauché bien trop vite -, afin d'en rappeler le souvenir pour toujours,
Les Essais, ces fameux textes édités pour une large part du vivant de leur auteur, régulièrement remaniés, complétés, annotés (au point que nous avons, pour aller vite, deux sources bibliographiques fiables mais parfois divergentes : celle de Paris et celle de Bordeaux... et les dissensions qui vont avec, entre spécialistes de l'oeuvre). Sans ces fameux Essais, si difficiles à décrire en quelques mots, rendus presque tout aussi impossibles à lire dans cette gangue d'un français d'antan, pas encore bien stabilisée - il faudra pour cela attendre le siècle suivant, celui dit "d'Or", celui des
La Fontaine,
Boileau, Racine, La Rochefoucauld et autres
Molière, dont l'écriture, qui pourra certes paraître surannée à d'aucuns, nous est encore passablement lisible sans être spécialiste -, qui se souviendrait aujourd'hui de ce petit seigneur périgourdin dont il ne reste guère de traces physiques - son "château" (plus maison-forte que castel) où il vécut ayant brûlé presque intégralement à la fin du XIXè (en 1885), à l'exception notable de cette vieille tour dans laquelle il avait fait installé sa "librairie" - lire : sa bibliothèque - juste au-dessus de la chapelle dont il pouvait suivre les offices sans avoir à s'y montrer... ou à en faire l'effort, selon les interprétations qu'on veut. Depuis, on peut y visiter un château bien plus "néo" que Renaissance, mais c'est toujours mieux que rien, n'est-ce pas ?, pour conserver un peu de la mémoire de cet homme incommensurable.
Il y aurait évidemment bien d'autres choses à dire de ce fantôme, et plus encore de l'homme et du penseur qu'il fut, mais, non que ce ne soit pas l'objet de cet petit ouvrage - celui-ci aborde l'essentiel de ce qui concerne
Montaigne et son oeuvre, s'offrant même le "luxe" d'évoquer son importance actuelle, ou peut-être le risque de son oubli prochain -, il nous semble en être arrivé à l'aspect critique de ce qu'il est. Avant tout autre chose, précisons que, dans un rapide avant-dire,
Jean Eimer, l'auteur de ce charmant livre broché proposé par Cairn Editions et donc intitulé, avec humour,
Montaigne : Encore un essai ne se présente en rien comme spécialiste ni de l'homme ni de l'oeuvre. En revanche, maîtrisant parfaitement les ficelles d'une bonne enquête journalistique -
Jean Eimer fut reporter pour le quotidien Sud-Ouest ainsi que rédacteur en chef de sa version dominicale - il parvient, par le biais de ce fantôme, à nous entraîner sans temps mort ni digressions inutile ou trop savante (dans la mesure où ce n'est pas le but de l'ouvrage), à la poursuite de ce petit grand homme, de son oeuvre, des hommes et des femmes qu'il a côtoyé ou même seulement croisés (des gouvernants de premier plan, des Rois de France, le futur Henri IV, le Pape, etc). L'écriture de
Jean Eimer est à la hauteur de cette volonté de marquer les esprits : rafraîchissante, drôle, enjouée, sans prétention d'en imposer mais toujours exacte et fidèle lorsqu'il s'agit d'être sérieux. Évidemment, à aucun moment il ne s'est agit de découvrir la dernière thèse consacrée à l'auteur - moins connu mais très éclairant - du
Journal de voyage de Michel de
Montaigne en Italie, par la Suisse et l'Allemagne en 1580 et 1581, mais simplement d'en donner le goût de la (re)découverte, de se faire passeur entre deux périodes tellement éloignées l'une de l'autre, d'un auteur tout à la fois admiré quoique, finalement, bien peu lu de ses contemporains, et sans doute surtout par ceux de langue française, le filtre de la traduction en des langues étrangères permettant de régulières modernisations du texte, sans que cela fasse hurler quiconque ailleurs. Ce qui est loin d'être le cas chez nous.
Avouons-le donc : malgré certaines facilités et petits péchés véniels journalistiques, malgré un ton qui ne semblait pas sied, de prime abord, au sérieux de son sujet, cette impression étant absolument renforcée par les illustrations pleine de drôlerie (pas toujours si évidente) de Christian Gasset, cet ouvrage se dévore comme un rien, laisse auprès de son lecteur le désir d'aller y voir d'encore plus près (ou bien en visitant ce qu'il reste de la demeure de Michel de
Montaigne ou, mieux encore, en se laissant emporter par quelques-unes des biographies et études citées dans la bibliographie raisonnée de l'opuscule, voire en se plongeant à corps perdu dans l'Oeuvre du maître), et c'est peu de dire qu'il marque l'essai, après un raffut du tonnerre, création pleine de verve et d'envie de cet ancien journaliste. Chapeau !
De vifs remerciements à Cairn Éditions et à la Masse Critique de Babelio pour cet envoi fort à propos puisque étant en plein dans la lecture - attentive mais d'une lenteur incroyablement testudine - des Essais.