BOUSSOLE –
Mathias ENARD –
Actes Sud - Fiche de lecture rédigée
le 27 9 2015
Cette rentrée littéraire nous fait cadeau du livre de
Mathias Enard :
Boussole. L'auteur a écrit un livre érudit, dense, envoûtant. Les liens culturels qui unissent l'Occident à l'Orient ou l'Occident et l'Orient sont entrelacés, entremêlés, enchevêtrés. Ils font des arabesques en somme. Comme l'écriture de ce livre.
Mathias Enard, entouré de 300 à 400 livres et de quelques centaines d'articles scientifiques, nous parle ici de la nuit d'insomnie d'un musicologue viennois, Franz, qui vient d'apprendre qu'il est frappé par une maladie grave dont le nom ne sera pas évoqué tout au long du livre. A moins que cela ne soit tout simplement la maladie d'amour ? D'ailleurs,
Mathias Enard parle également de l'histoire de Leyla et Majnûn : Majnûn fou d'amour pour Leyla (majnûn signifie « fou » en arabe) erre dans le désert avec les animaux sauvages, se complaît dans sa douleur et va même jusqu'à refuser l'union avec sa bien-aimée, lorsque celle-ci devient libre après la mort de son mari. Par une de ces coïncidences dont la vie a le secret, Franz a reçu le jour même un courrier de la femme aimée qui lui échappe, qui lui a toujours échappé.
Il passe donc une nuit d'insomnie à visiter ses souvenirs qui l'emmènent vers Istanbul, Téhéran, la Syrie. La nuit durant il se raconte des histoires à la manière des Mille et Une Nuits.
Le souvenir de la femme aimée, Sarah, l'accompagne.
Ceci est le cadre du roman. le fond nous secoue. Il nous raconte et démontre que la révolution dans la musique aux XIXème et XXème siècles doit tout à l'Orient, qu'il ne s'agissait pas de « procédés exotiques » comme on le croyait auparavant, que l'exotisme avait un sens, qu'il faisait entrer des éléments extérieurs, de l'altérité, qu'il s'agit d'un large mouvement qui rassemble entre autres, Mozart, Beethoven, Schubert, Liszt, Berlioz, Rimski-Korsakov, Debussy,
Bartók, Hindemith, Schonberg, Szymanowski et des centaines de compositeurs dans toute l'Europe. Sur toute l'Europe souffle le vent de l'altérité, ce qui leur vient de l'Autre, pour modifier le Soi, pour l'abâtardir, car «le génie veut la bâtardise ». le mot est lâché : l'altérité. L'altérité est un concept philosophique, c'est le caractère de ce qui est Autre ou la reconnaissance de l'Autre dans sa différence aussi bien culturelle que religieuse. Qu'est ce qui se passe, par exemple, quand l'Allemagne cherche à extirper « l'autre» de sa culture, cherche à se plonger au fond de soi ? Cette quête a débouché sur la plus grande violence, remarque l'auteur.
Il en va de même avec les écrivains. « Depuis
Chateaubriand, on voyage pour raconter » écrit
Mathias Enard. Hugo (Les Orientales 1829), «
Proust et sa Recherche du temps perdu, coeur symbolique du roman européen :
Proust fait des Mille et Une Nuits un de ses modèle – le livre de la nuit, le livre de la lutte contre la mort. Comme Schéhérazade se bat chaque soir, après l'amour, contre la sentence qui pèse sur elle en racontant une histoire au sultan Shahryâr,
Marcel Proust prend toutes les nuits la plume ; beaucoup de nuits, dit-il, « peut être cent, peut-être mille » pour lutter contre le temps. ».
Flaubert (salammbô 1862 et 1874 en version définitive),
Balzac qui a publié un livre grand public (
La peau de Chagrin – édition 1837) avec une phrase en langue arabe écrite en alphabet arabe et tant autres sont évoqués.
Les allers-retours entre Sadegh Hedayet, l'écrivain persan et
Pessoa l'écrivain portugais nous font comprendre que finalement l'Orient et l'Occident ne sont pas si loin l'un de l'autre que ça.
Sarah, la femme aimée, est toujours présente dans ses pensées car elle représente elle-même l'altérité.
Il y a des anecdotes, il y a des histoires dans ce livre de 377 pages d'arabesques mais qui est aussi un livre profondément politique car les renvois vers notre réalité actuelle sont nombreux: La responsabilité du colonialisme, l'espionnage auquel se sont livrés des archéologues, des linguistes, des orientalistes -souvent malgré eux- au bénéfice de l'occident et le nationalisme, sont des faits qui ont sans doute creusé entre nos deux mondes le fossé qui nous fait tant souffrir aujourd'hui. Les « orientalistes » n'ont-ils pas trouvé un confort certain dans les régimes policiers pour bien mener leurs travaux ? La première expédition coloniale européenne au Proche-Orient, mené par
Bonaparte, ne fut-elle pas un beau fiasco militaire ? (Ne fut-elle pas un des premiers djhads global ? s'interroge l'auteur. En arabe ce mot signifie « exercer une force »).
En parallèle, dans le livre, les exactions de DAESH sont systématiquement et formellement condamnées.
Les deux camps sont renvoyés dos à dos puisque, Enard écrit : « Les Mille et Une Nuits sont remplies de décapitations, […] dans les romans de chevalerie aussi, on décapite « à tour de bras », [….] La Révolution française mettra bon ordre à cela, en inventant la guillotin. »
Et la condamnation que fait Enard est sans appel. Par exemple, après avoir cité ces quelques vers de Oussama Ibn Mounqidh,
La valeur est certes une épée plus solide que toutes les armures
Mais elle ne protège pas plus le lion de la flèche
Qu'elle ne console le vaincu de la honte et de la ruine,
l'écrivain dit :
« Je me demande ce que penserait Oussama Ibn Mounqidh le brave, de ces images hilarantes de combattants du djihad d'aujourd'hui photographiés en train de brûler les instruments de musique, car non islamiques : des instruments provenant sans doute d'anciennes fanfares militaires libyennes, des tambours, des tambours et des trompettes arrosés d'essence et enflammés devant une troupe respectueuse de barbus, aussi contents que s'il brulaient Satan soi-même. Les mêmes tambours et trompettes, à peu de chose près, que les Francs ont copié à la musique militaire ottomane des siècles plus tôt, les mêmes tambours et trompettes que les Européens décrivaient avec terreur, car ils signifiaient l'approche des janissaires turcs invincibles, accompagnés de « mehter », et aucune image ne représente mieux la terrifiante bataille que les djihadistes livrent en réalité contre l'histoire de l'Islam que ces pauvres types en treillis, dans leur bout de désert, en train de s'acharner sur de tristes instruments martiaux dont ils ignorent la provenance ».
Mais Franz le musicologie lance aussi, au sujet de l'Etat islamique : « C'est une histoire si Européenne, finalement. Des victimes européennes, des bourreaux à l'accent londonien. Un islam radical nouveau et violent, né en Europe et aux Etats-Unis .. »
Mathias Enard, à la question posée par le magazine Lire, « Considérez-vous l'écriture comme une arme ? » répond : « C'est plutôt un outil, qui donne à voir, à penser, à aimer. Une arme se dirige contre quelque chose – cela relèverait alors davantage du pamphlet, de la détestation. Pour ce qui me concerne, j'aurais du mal à écrire « contre ». Je verrais plutôt le livre comme une bombe, qui explose et touche tout le monde. Dans «
Mars » par exemple,
Fritz Zorn écrit qu'il a été « éduqué à mort », songeant que le cancer dont il souffre découle de son éducation. C'est un livre éminemment politique, d'une très grande violence, mais il donne aussi à entendre cette douleur qui suinte de la société suisse bourgeoise et policée. Les grands livres sont ceux qui arrivent à réunir ces dimensions-là, à faire de leur puissance littéraire, non pas une arme, mais un outil pour leur propre compréhension ».
Avant de conclure je souhaite vous livrer une anecdote : les allemands avaient créé un camp modèle pour les prisonniers de guerre musulmans près de Berlin. Des tabors marocains, des tirailleurs algériens et sénégalais, des musulmans indiens et d'autres y étaient internés lors de la première guerre mondiale. Dans ce camp modèle, Zossen, on rédigeait et publiait à 15 000 exemplaires un journal intitulé « le Djihad », « le journal pour les prisonniers de guerre mahométans » qui paraissait simultanément en arabe en tatar et en russe et une des premières mosquées d'Europe du Nord a été construite en Allemagne au sein de ce camp.
Ce grand livre, un monument de connaissance, un grand livre d'amour, l'amour pour la culture, l'amour pour une femme, l'altérité comme remède vous apportera beaucoup parce qu'il vous aidera à prendre connaissance de tous ces liens qui unissent notre culture à celle des autres. Nous vous le recommandons donc vivement.