Paru en Juillet 2015 dans l’excellente collection L’imaginaire chez Gallimard, « Chroniques » est un recueil des articles écrits par Marcel Proust de 1892 à 1921 dans le Figaro, La Nouvelle Revue Française et autres journaux. Ces articles (regroupés en quatre catégories) nous permettent de renouer avec l’esprit sensible et la plume élégante de l’auteur français qui se délecte de relever toutes les impressions que lui ont laissé aussi bien la visite d’un salon parisien très huppé que le souvenir d’une église d’enfance. De brillantes réflexions sur le génie total des cathédrales françaises ou le style de Flaubert nous laissent entrevoir toute la souplesse intellectuelle de l’écrivain qui utilise la même hyper-sensibilité pour évoquer ces sujets.
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A noter - entre autres - une très belle éloge des églises et cathédrales.
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Avec son dessin plein de rondeur et de vie, l’espagnol Jordi Planellas donne une jolie tournure à ce récit très fluide.
Lire la critique sur le site : Auracan
Supposez pour un instant que le catholicisme soit éteint depuis des siècles, que les traditions de son culte soient perdues. Seules, monuments devenus inintelligibles, mais restés admirables, d’une croyance oubliée, subsistent les cathédrales, muettes et désaffectées. Supposez ensuite qu’un jour, des savants, à l’aide de documents, arrivent à reconstituer les cérémonies qu’on y célébrait autrefois, pour lesquelles elles avaient été construites, qui étaient proprement leur signification et leur vie, et sans lesquelles elles n’étaient plus qu’une lettre morte ; et supposez qu’alors des artistes, séduits par le rêve de rendre momentanément la vie à ces grands vaisseaux qui s’étaient tus, veuillent en refaire pour une heure le théâtre du drame mystérieux qui s’y déroulait au milieu des chants et des parfums, entreprennent, en un mot, pour la messe et les cathédrales, ce que les félibres ont réalisé pour le théâtre d’Orange et les tragédies antiques.
Est-il un gouvernement un peu soucieux du passé artistique de la France qui ne subventionnât largement une tentative aussi magnifique ? Pensez-vous que ce qu’il a fait pour des ruines romaines, il ne le ferait pas pour des monuments français, pour ces cathédrales qui sont probablement la plus haute mais indiscutablement la plus originale expression du génie de la France ? Car à notre littérature on peut préférer la littérature d’autres peuples, à notre musique leur musique, à notre peinture et à notre sculpture, les leurs ; mais c’est en France que l’architecture gothique a créé ses premiers et ses plus parfaits chefs-d’œuvre. Les autres pays n’ont fait qu’imiter notre architecture religieuse, et sans l’égaler. (p126/127)
UNE GRAND’MÈRE
Il y a des personnes qui vivent sans avoir pour ainsi dire de forces, comme il y a des personnes qui chantent sans avoir de voix. Ce sont les plus intéressantes ; elles ont remplacé la matière qui leur manque par l’intelligence et le sentiment. La grand’mère de notre cher collaborateur et ami Robert de Fiers, Mme de Rozière, qu’on enterre aujourd’hui au Malzieu, n’était qu’intelligence et que sentiment. Consumée de la perpétuelle inquiétude qu’est un grand amour qui dure toute la vie (son amour pour son petit-fils), comment eût-elle pu être bien portante ! Mais elle avait cette santé particulière des êtres supérieurs qui n’en ont pas et qu’on appelle la vitalité. Si frêle, si lé-gère, elle surnageait toujours aux plus effroyables sautes de la maladie, et au moment où on la croyait terrassée, on l’apercevait, rapide, toujours au sommet et suivant de près la barque qui menait son petit-fils à la célébrité et au bonheur, non pour qu’il en rejaillît rien sur elle, mais pour voir s’il n’y manquerait de rien, s’il n’y aurait pas encore un peu besoin de ses soins de grand’mère, ce qu’au fond elle espérait bien. Il faut que la mort soit vraiment bien forte pour avoir pu les séparer ! (p56)
À PROPOS DE BAUDELAIRE
MON CHER RIVIÈRE,
Une grave maladie m’empêche malheureusement de vous donner, je ne dis même pas une étude, mais un simple article sur Baudelaire. Tenons-nous-en faute de mieux à quelques petites remarques. Je le regrette d’autant plus que je tiens Baudelaire – avec Alfred de Vigny – pour le plus grand poète du XIXe siècle. Je ne veux pas dire par là que s’il fallait choisir le plus beau poème du XIXe siècle, c’est dans Baudelaire qu’on devrait le chercher. Je ne crois pas que dans toutes les Fleurs du Mal, dans ce livre sublime mais grimaçant, où la pitié ricane, où la débauche fait le signe de la croix, où le soin d’enseigner la plus profonde théologie est confié à Satan, on puisse trouver une pièce égale à Booz endormi. Un âge entier de l’histoire et de la géologie s’y développe avec une ampleur que rien ne contracte et n’arrête, depuis
- La Terre encor mouillée et molle du Déluge
jusqu’à Jésus-Christ :
- En bas un roi chantait, en haut mourait un Dieu.
(p177)
Il en est ainsi de beaucoup de malades à qui on recommande le silence, mais - comme la jeunesse au petit-fils de Mme de Sévigné - leur pensée - leur fait du "bruit". Elle se rendait si malade à se soigner qu'elle aurait peut-être mieux fait de prendre le parti si compliqué d'être bien portante.
La nature, qui continue les races et ne prévoit pas les individus, lui avait donné un corps élancé, un visage énergique et fin d’homme de guerre et d’homme de cour. (p33)
MARCEL PROUST / DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN / LA P'TITE LIBRAIRIE