Marcher
(ou l'art de mener une vie déréglée et poétique)
Tomas Espedal
roman traduit du norvégien par
Terje SindingActes Sud
C'est dans la très belle librairie Kléber de Strasbourg que ce livre m'a appelée (moi aussi je circule entre lieux et livres) au rayon des Lettres scandinaves. Double plaisir. Avec un auteur comme le poète Stefansson, ces Lettres ont de la grandeur. Et
marcher est une activité qui fait rêver, on voit, on entend, on sent, on s'apaise, on vit.
T. Espedal n'a pas un nom typiquement norvégien, il a été boxeur, et le sous-titre de son livre invite à entrer dans un monde sans conventions. A véritablement sortir de chez soi, de sa routine, de son environnement, de son éducation, de sa vie civilisée et donc bridée. Heureusement qu'il y a le sous-titre ; car des livres sur la marche foisonnent, même si on aimerait bien être comme le grand marcheur romantique
Nietzsche. Ici le compagnon de route n'est pas mal non plus, mais pourra-t-on suivre l'ange aux semelles de vent ?
Eh bien oui, même si au début du roman, on a quelque peine à se retrouver. Mais d'abord, pourquoi est-ce un roman ? Pour moi, c'est plutôt un recueil de récits de voyage, et l'on comprend progressivement ce qui meut T. Espedal, qui doit avoir beaucoup de points communs avec le narrateur. Celui-ci est à la première et parfois à la deuxième personne. Au début du livre, il a été plaqué par sa petite amie. Cette circonstance lui renvoie l'image de son père. Il travaille à se détruire, mais soudain un rayon lumineux sur un panneau de signalisation, c'est le bonheur, et pourquoi ? Parce qu'il est en train de
marcher.
Marcher rend heureux. Kierkegaard ne dit-il pas : Plus on reste assis, moins on se sent bien. ?
Et de convoquer Rousseau : l'éloignement de tout ce qui me rappelle à ma situation ...tout cela me donne une plus grande audace de penser. » Mais aussi le solide
Walt Whitman. Décidément, on est en excellente compagnie.
le narrateur rêve de disparaître, de devenir autre, de devenir un homme nouveau.
Rimbaud et Thoreau sont tout près. Ce rêve court tout au long des récits. le narrateur veut être un vagabond. On n'est malgré tout pas si loin de ceux qui « tapent la route », comme le montre Ph. Labro dans Un été dans l'Ouest. le narrateur reconnaît qu'il est du genre vagabond luxueux, lui qui n'a pas de souci d'argent, qui peut s'assurer gîte, couvert, transport, et d'excellentes chaussures. Il voyage, dandy à sa manière, en complet veston bleu en laine, fileté de rayures d'argent, son complet gitan, mais il est loin du Gitan, il ne voyage pas de la même manière.
Marcher rend plus proche de la nature, loin des artifices. le parti de la lenteur permet de sentir pleinement. Cela rend libre, par exemple de choisir son chemin. Il est important, ce choix, il ne faudrait pas se tromper, rebrousser chemin est comme un échec.
Marcher apprend à lire un paysage.
Bruce Chatwin associe d'ailleurs les mots travel et travail.
Il voyage vers les lieux d'artistes : le chalet de Heidegger, contre qui se dresse Th. Bernhard, le « temple » de Giacometti Alberto, selon le mot de
Genet : tu places une statue dans ta chambre, et tu en fais un temple. La statue a eu pour modèle une prostituée, pute au-dehors, mais divinité dès qu'elle est nue et sous les yeux de Giacometti. L'appartement de M.
Duras qui s'y sentait affreusement seule, et qui lui préférait un parc dans lequel au moins elle écoutait les animaux. Naturellement il accomplit le trajet
Rimbaud. le fils
Rimbaud, qui plus âgé
marchera à côté de son chameau pour économiser les forces de la bête, et la mère lui rappellent comment il a commencé sa carrière d'écrivain. Apparemment Espedal a un compte à régler avec ses parents. Il s'installe à la belle étoile non loin de la maison natale du poète, et il attend, sûr qu'il se passera quelque chose. Mais non. Il ne dort pas. Au matin, il aperçoit un pécheur, et il a « son » illumination : l'écrivain est semblable au pécheur, tous deux attendent concentrés et impatients la prise. Et du coup il a envie d'être à son bureau, même si partout il peut trouver une place où écrire, de préférence dans un café, où il déguste une bière ou un verre d'alcool.
le voyage est propice aussi à des rencontres, celle d'un professeur qui invente pour son compagnon et lui une fable d'
Esope, celle d'un cheval abandonné qui ne les quitte pas, celle d'un coq désespéré sur la route qui le mène à l'abattoir, d'un berger qui leur confie la santé de sa femme, d'un Turc d'Istambul qui veut faire connaître au narrateur les bas-fonds de la capitale, celle de l'ivrogne grec qui ne voyage pas.
le narrateur voyage depuis qu'il a 16 ans. Ses parents lui permettaient-ils donc de partir ainsi si jeune ?, se demande-t-il. En plus il part avec sa petite amie. Il aime
l'amour, et ne refuse pas des nuits d'amour sur la plage ou dans les hôtels. Mais il aime plus l'amitié, celle de Narve Skaar, un homme qui est né dans sa ville, mais qu'il n'a connu qu'à la bibliothèque, alors qu'il lisait A l'ombre de Byzance, de
William Dalrymple. Ni l'un ni l'autre ne sont mariés, et chacun d'eux aime sa solitude. Ils n'hésitent pas à se séparer en voyage pour avoir le temps de lire, méditer, prendre des notes.
le voyage est indissociablement lié à la lecture, mais les livres ont la seconde place, puisque les deux marcheurs s'en débarrassent si le sac à dos est trop lourd. le bon poids d'un sac est de 12 kg, mais il peut peser plus ; on n'y trouve jamais de tente ou de tapis de sol, mais du vin ou du whisky, toujours
La suprême vertu du voyage est qu'il rajeunit ; il exige qu'on soit jeune, qu'on voie tout avec un regard neuf. C'est ainsi que, lorsque le randonneur est émoussé, que le corps est fatigué, que le mal du pays le prend, il vaut mieux qu'il arrête le voyage. La piste de toutes façons est toujours ouverte. Dans Un été dans l'Ouest, on sent très bien aussi que la route appelle.
le rythme d'Espédal, contrairement à celui de sa marche qui va loin, est rapide, alerte, plein d'allégresse. le livre est stimulant. On a envie de faire la route lycienne, une des plus belles randonnées du monde, de lire des livres, d'écrire ses aventures. Les écrire chez soi, en regardant au-dehors l'infinité de la mer.