L'Amie prodigieuse,
Elena Ferrante, tomes 1 à 4, 2011 à 2014
L'Amie prodigieuse est une fresque napolitaine : l'histoire d'une vie et celle de l'Italie, de la sortie de la guerre à nos jours sur fond de violence, de culture et d'amitié : « Je ne suis pas nostalgique de notre enfance : elle était pleine de violence. C'était la vie, un point c'est tout : et nous grandissions avec l'obligation de la rendre difficile aux autres avant que les autres ne nous la rendent difficile. ».
Conçu comme un récit autobiographique, ce roman commence par un coup de téléphone reçu par Elena, 70 ans, qui apprend que son amie Lila a disparu. Elle décide donc de raconter leurs vies. Ainsi, c'est dans la ville de Naples dépeinte par
Malaparte dans
La Peau que commence le récit. La ville souffre encore de la misère liée à la guerre et aux différents trafics instaurés avec les soldats américains : prostitution, marché noir… Elena et Lila grandissent dans un univers malsain, aux prises à l'ignorance et à la bêtise où règne la loi du plus fort. Issues toutes les deux de familles pauvres, seule Elena poursuivra ses études, d'abord au collège, puis au lycée et enfin, à l'université pour laquelle elle décrochera une bourse, grâce à un travail acharné. Lila n'aura d'autres choix que de travailler dans la cordonnerie de son père dans un premier temps, avant de se marier à l'âge de seize ans pour connaître une vie de frustration intellectuelle et de violence à la fois conjugale et familiale. Durant toute leur vie, Elena et Lila resteront en contact, malgré tout ce qui les sépare, à commencer par leurs caractères.
Chaque tome de l'oeuvre d'
Elena Ferrante apporte des précisions sur des situations précédentes, des rebondissements à l'image de la complexité de la vie. Les actes des uns et des autres, leurs paroles explicites ou pressenties ont une incidence sur leur environnement. Rien n'est laissé au hasard dans ce dédale qu'est la vie des héroïnes et de tous les personnages des quatre romans qui parfois, pour certains, se transforme en labyrinthe dont la sortie est tragique.
Ce livre expose la misère sociale et culturelle d'Elena, de sa famille, de ses proches. Mais l'auteur ne veut pas faire des victimes de ces gens-là ; l'institutrice, Madame Oliviero dit, en parlant de Lina et de sa famille, que ceux qui ne veulent pas sortir de la plèbe, ne méritent pas d'attention. Ainsi, ce personnage représente la lutte et l'espoir pour qui veut se battre. de ce fait, l'institutrice montre aussi qu'en refusant que les enfants s'instruisent, les parents les confortent dans le marasme d'une vie médiocre, comme la leur, égoïstement. L'autorité masculine et celle de l'église sont docilement acceptées par la plupart des femmes qui y voit là, une sorte de fierté : ainsi, quand un homme frappe
une femme, il est un mâle digne de ce nom, un homme viril. Pour la plupart des parents, l'éducation passe après tout cela. Finalement, ils se font complices d'un système politique insatisfaisant et partial et de celui de la mafia à travers l'usure, les règlements de compte, la justice de quartier. Ce roman évoque l'évolution et l'omnipotence de la mafia ainsi que du fascisme au fil des années, donnant naissance à d'autres extrêmes, les Brigades rouges dont certains membres emprisonnés sont comparés à des héros, à des martyrs.
Elena peut poursuivre ses études grâce à l'insistance de madame Oliviero et de ses parents qui finissent pas accepter sans avoir de cesse de reprocher à leur fille l'argent qu'elle coûte à ne « rien faire », en la blessant par des propos humiliants. Car, comme pour le père d'
Annie Ernaux dans
La Place, étudier n'est pas un travail. Mais les humiliations subies par Elena proviennent aussi du décalage entre elle et les autres élèves, surtout à partir du lycée et bien davantage à l'université : elle ne portent ni les vêtements adéquats, n'a pas les gestes adaptés et encore moins un langage approprié. Quand à la fin de ses études universitaires elle explique à l'un de ses professeurs qu'elle veut enseigner à l'université, l'enseignant la dirige vers le concours d'institutrice car d'après lui, si elle a fait beaucoup d'efforts, elle ne correspond pas aux profils souhaités par l'université qui protège l'entre soi.
Ces quatre volumes font écho à diverses autobiographies telles que
L'Accent de ma mère de
Michel Ragon (Elena parle d'abord le dialecte napolitain avant d'apprendre l'italien),
La Place d'
Annie Ernaux et
Retour à Reims de
Didier Eribon. En effet, ces oeuvres montrent combien l'on peut rester « déplacés » quand l'on vient d'un milieu social peu ou pas favorisé et que l'on accède à un univers intellectuel : les gestes, les vêtements, le langage, l'aisance, tout peut trahir à un moment ou à un autre, ce qui génère de
s angoisses, la peur d'être « découvert », de passer pour un « imposteur ». C'est aussi le même témoignage que rapportent
Chantal Jaquet et
Gérard Bras dans leur essai,
La Fabrique des transclasses témoignant aussi de la difficulté du retour « au quartier », car tout ce qui a pu intéresser l'enfant ou l'adolescent a disparu et surtout : les proches ne vous comprennent plus. Ainsi, dans L'Amie prodigieuse, Elena ne supporte plus les mesquineries des gens du quartier qui n'ont aucun intérêt. Aussi, elle suscite inconsciemment l'admiration teintée de jalousie et étant devenue une étrangère dans le quartier de son enfance, on ne lui confie plus de secrets, elle est tenue loin des problématiques de ses proches.
Ce récit m'a profondément touchée car je suis concernée par ce problème de « classes » mais aussi, il a suscité mon intérêt pour l'histoire de l'Italie et sa politique. Je recommande très chaleureusement ces quatre volumes, ainsi que l'adaptation télévisée existante, très respectueuse du récit et même, complémentaire.