L'historien
Didier Foucault propose dans cet ouvrage une synthèse des études sur le libertinage et en retrace l'histoire, d'une première mise en scène avec les goliards jusqu'au crépuscule du 18e siècle, notamment marqué par le marquis de
Sade. Il précise d'emblée que son projet est d'écrire une histoire du libertinage, et non des libertins : il est donc inutile d'espérer un catalogue des frasques et prouesses de quelques-uns, difficile à constituer et à justifier au niveau des sélections forcément subjectives. Ce sont plutôt les grandes étapes de ce mouvement culturel qu'il se propose de reconstituer. Ce courant de pensée naît selon lui dans les sociétés chrétiennes souhaitant normaliser les comportements, que ce soit au niveau des idées ou des moeurs, d'où la polysémie du terme dès son apparition au 17e siècle : en effet, le mot désigne tous les « déviants », tous ceux qui prennent trop de liberté vis-à-vis de l'autorité ecclésiastique et politique (pour plus de précisions à ce sujet, je vous renvoie à mon article sur
le grand dérèglement de
Patrick Wald Lasowski où j'ai déjà abordé ce point). Ces personnes ne sont toutefois pas à confondre avec les « hérétiques », qui cherchent à corriger les travers de l'Eglise, ou avec les « pécheurs repentants » qui n'assument pas leur prise de position hors du cadre de l'Eglise (par prudence, de nombreux libertins sont hypocrites vis-à-vis de la religion, mais n'en assument pas moins leurs idées ou moeurs).
Cette entreprise de normalisation de l'Eglise chrétienne commence aux 12e et 13e siècles, et ceux qu'on pourrait considérer comme les ancêtres de libertins sont alors les goliards (la nomination les désignant comme des disciples de Golias, c'est-à-dire du diable). Il s'agit de jeunes gens lettrés et turbulents, qui parcourent les routes européennes et cultivent une forme désinvolte d'hédonisme. On s'en souvient souvent aujourd'hui comme des jongleurs et poètes voyageant de Cour en Cour pour gagner leur vie. On leur doit notamment les Carmina Burana et de nombreux autres chants à boire perdus. Ils forment une contre-société ecclésiastique et oppose également à l'idéal chevaleresque de la fin'amor des attitudes plus grivoises.
Didier Foucault fait ensuite un saut dans le temps jusqu'à la Renaissance, dont il détaille assez longuement la situation historique du point de vue des moeurs : il offre ainsi un tableau loin du manichéisme souvent associé à cette période et une société plus libre qu'on ne pourrait le penser. Sont abordées les questions de la sexualité des hommes et des femmes (notamment la masturbation et l'homosexualité), de la prostitution et de la position des autorités à cet égard, des écarts du clergé à la doctrine chrétienne. L'auteur revient ensuite aux idées et développe les croyances des gens du commun, parmi lesquels se trouvent parfois quelques esprits forts ou impies, dans un climat général de dévalorisation du sacré. Une fois ce contexte (longuement) posé, on en revient aux libertins, ou plutôt à ceux qu'on n'appelle pas encore ainsi, mais qui les annoncent : les humanistes. Par leur redécouverte des textes antiques et leur réflexion hors des cadres posés par l'Eglise, ils posent problème à celle-ci, qu'elle soit catholique ou protestante (la Réforme ayant lieu à cette même époque et causant une nouvelle normalisation de la société, dans les deux camps).
Ce n'est qu'au 17e siècle que le libertinage se déploie sous ce nom en France, en tant qu'un vaste mouvement où confluent plusieurs courants de pensée européens. C'est cette fois le mouvement dévot, né tardivement du Concile de Trente, qui sert de contrepoint religieux et normatif. Pour l'illustrer,
Didier Foucault évoque notamment
le Tartuffe de
Molière (auquel il faut retirer, pour la plupart, l'hypocrisie) : il entre dans un foyer qu'il prétend régenter, notamment au niveau de la mode féminine et des moeurs, se montre très prude et sévère, cherche à saturer l'espace profane de sacré et à le restreindre. Une dure période de répression s'étend de 1619 à 1625 et culmine avec le procès de Théophile Viau pour son recueil le Parnasse satirique (précédée par la mort sur le bûcher de Vanini, l'auteur des Admirables arcanes de la nature). Malgré l'échec des accusateurs dévots, le libertinage se fera plus discret et se cachera sous l'hypocrisie vis-à-vis de la religion par la suite. L'effet de mode et de changement de sensibilité mondaine jouera également dans cette évolution d'une littérature dite gauloise à une autre plus raffinée et gazée.
La politique absolutiste de
Louis XIV et l'éloignement des nobles du pouvoir participe également au développement de formes de subversion dites libertines entre 1625 et 1670. Il crée en effet de cette façon une crise identitaire de la noblesse française : celle-ci perd ses privilèges de conseil auprès du monarque, ainsi que le monopole de la guerre, suite à l'évolution des techniques de combat.
Molière a très bien représenté ce type d'aristocrate sous les traits de
Dom Juan : un homme qui a le sentiment d'appartenir à une élite et en profite, qui a le goût de l'élégance, qui collectionne les conquêtes amoureuses, qui est hypocrite vis-à-vis de la religion, mais est condamné à une fuite en avant par manque d'avenir. Ces nobles ne se sont pas laissé abattre sans réagir, comme le montre entre autres la Fronde, mais ils échoueront et devront soit se retirer dans leurs terres, soit se limiter au « libertinage » autorisé à la Cour : le jeu, la séduction et les bals, jusqu'à la vieillesse de madame de Maintenon du moins. A partir de cette époque, ils se réfugieront au Palais Royal à Paris.
A la même époque, mais dans d'autres lieux, les libertins érudits, héritiers des humanistes, issus des classes intermédiaires, se réunissent pour constituer la République des Lettres, espace de liberté au milieu d'une société de contraintes. Ils évitent de se mêler à la politique, ainsi qu'aux grands ou au peuple, tous deux trop instables pour leur tranquillité. Leurs échanges épistolaires et leurs voyages nourriront leurs idées grâce à la confrontation. Néanmoins, ce n'est pas en eux que se reconnaîtront les libertins de la génération suivante, au 18e siècle : restés attachés à l'étude des textes, ils restent éloignés des savants et des nouvelles découvertes ou méthodes d'étude, qu'utiliseront abondamment les philosophes des Lumières. Ceux-ci ne se font plus appeler « libertins », mais bien « philosophes », afin de se distinguer des premiers, considérés comme des débauchés, et non plus des penseurs.
Obligés de se cacher au siècle précédent, les libertins imposent leur art de vivre au 18e siècle, en perdant ainsi leur charge subversive (selon l'auteur, bien qu'il laisse planer le doute en le formulant comme une question). Cela se fait notamment à la Cour du jeune Louis XV et, avant lui, sous la Régence de Philippe d'Orléans, le neveu du défunt souverain. Sont organisés des « petits dîners » auxquels se joignent ceux qui s'appellent eux-mêmes les « roués », de grands seigneurs libertins que leurs titres mettent à l'abri des poursuites judiciaires. Si cet univers nous est aujourd'hui connu, c'est notamment grâce aux artistes et auteurs, qui l'ont représenté dans leurs oeuvres, rapidement évoquées par
Didier Foucault.
Comme le montre ce résumé (je l'espère du moins), cette synthèse historique du libertinage est assez complète, notamment au niveau des sources de ce courant de pensée : c'est justement là que le bât blesse selon moi. À tant évoquer le contexte historique et les antécédents – qui sont certes importants et très intéressants, je ne le nie pas –, l'auteur perd un certain nombre de pages et évoque ensuite bien rapidement le libertinage même : le 17e siècle n'est abordé qu'à partir de la moitié de l'ouvrage et un seul chapitre est consacré au 18e siècle. C'est assez dommage, car les grandes lignes esquissées auraient mérité selon moi un plus ample développement. Il faut pour cela se référer à la bibliographie en fin d'ouvrage, elle aussi très complète. le 16e siècle, en revanche, n'aurait selon moi pas dû occuper une telle place dans l'ouvrage : si l'évocation de l'humanisme était pertinente, la description de la société du commun l'était beaucoup moins.
Je ne l'ai pas évoqué ci-dessus, mais l'auteur ne limite pas son propos à la France, bien que le libertinage s'y soit principalement développé : deux chapitres sont consacrés aux autres pays européens au 17e siècle. C'est encore une fois très intéressant, mais malheureusement anecdotique, notamment dans le cas de la Suède : seule la figure de la reine Christine est développée, étant donné le caractère fortement luthérien et austère de la société suédoise. Cela contredit alors la volonté initialement énoncée d'écrire une histoire du libertinage, et non des libertins.
Pour terminer sur une note positive malgré tout, l'auteur a une écriture fluide et claire, à laquelle il mêle un certain nombre de citations, issues d'oeuvres littéraires entre autres, afin d'illustrer son propos et de l'introduire. Il sait les placer à bon escient, tout en prenant distance avec l'image renvoyée et en la confrontant à la réalité historique. Ce procédé est tout à fait intéressant et permet de prendre du recul par rapport à la vision du libertinage héritée de la littérature ou de l'art.
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