«
La Part Inventée » est un essai de
Rodrigo Fresán, écrivain argentin, initialement publié en 2014, traduit par
Isabelle Gugnon (2017, Seuil, Cadre Vert, 592 p.). Il constitue la première partie d‘une trilogie qui comporte ensuite de la même traductrice «
La Part Rêvée » (2019, Seuil, Cadre Vert, 576 p.) publié en 2019, et « La Parte Recordada » (2019,
Random House, 975 p.) en cours de traduction.
Rodrigo Fresán se place dans la tête d'un écrivain, condamné à se projeter dans
le passé et à transformer les personnages réels en personnes imaginaires. L'écrivain a connu un certain succès autrefois, mais il n'a plus sa place dans le monde littéraire actuel. il décide de raconter sa propre histoire, son enfance, sur la plage de Canciones Tristes en Argentine. Tout part d'un jouet mécanique, un petit homme en tôle qui recule au lieu d'avancer, et qui fera la couverture des trois volumes.
Après avoir exploré les rouages de l'imagination dans «
La Part inventée »,
Rodrigo Fresán poursuit sur les coulisses de la création en plongeant dans les arcanes des rêves. Cela implique des parents psychédéliques qui mettent en scène les guérillas des années 70 dans des supermarchés. le tout se passe dans une ville où les librairies sont insomniaques. Et se poursuit dans « La Part enregistrée » par un écrivain qui ne sait plus écrire, mais qui ne peut s'empêcher de se lire et de se relire. Il évoque ainsi ce qu'il a été et ce qu'il ne sera plus jamais. Quelqu'un qui pense que « Inventer, c'était se souvenir vers l'avant. Rêver, c'était se souvenir vers le haut ou vers le bas. Se souvenir, c'était inventer à l'envers ».
Le petit bonhomme en tôle est toujours en couverture. Il a gagné un bouquet de fleurs au tome 2 et des étiquettes des deux premiers tomes au troisième. On retrouve la haute et orageuse Pénélope et son fils perdu. Un pays imaginaire et une ville en flammes. Ainsi se clôt le triptyque dont le thème reprend les trois parties qui interviennent dans l'écriture de vies fictives et dans la narration d'oeuvres réelles. Ainsi fonctionnerait la tête d'un créateur qui ne croit plus à rien.
Rodrigo Fresán est né en 1963 à Buenos Aires. Son premier livre, Histoire argentine » (1991), est aussitôt un best-seller. En 1999, il s'installe à Barcelone où il travaille comme critique littéraire et dirige une collection de romans noirs. Il impose, avec «
Les Jardins de Kensington » ou «
le Fond du ciel, une oeuvre fertile en rêves et en visions, qui fait de lui un écrivain atypique et incontournable. Deux romans qui l'ont fait connaître en France. «
Mantra » également traduit par
Isabelle Gugnon (2006, Passage du Nord-Ouest, 498 p.) avec une préface d'
Alan Pauls, et «
La Vitesse des Choses » traduit par
Isabelle Gugnon, avec une préface de
Enrique Vila-Matas (2008, Passage du Nord-Ouest, 636 p.). Les deux romans forment un diptyque.
Dans le premier de ces romans, la mémoire du narrateur s'efface au profit du souvenir unique, obsédant de Martín
Mantra. Les deux personnages sont devenus frères de sang à neuf ans, après avoir joué à la roulette russe avec un pistolet mexicain. La scène se passe à Mexico. « Il est possible que Mexico soit une tumeur géographique. Ce qui est sûr et certain, c'est que cette ville ne cesse de grandir. Comment faire tenir tout Mexico dans un livre ? ». le second, «
La Vitesse des Choses » comporte 15
nouvelles. C'est l'oeuvre d'un « ex-écrivain argentin mégafonctionnel et multiadaptable », c'est-à-dire quasi un savant fou. « Balthazar
Mantra a lancé la mode de faire couler le sang des vivants dans les veines des morts afin de préserver leurs souvenirs et leurs histoires. de leur côté, les Moines
Mantra s'obstinent à croire que Balthazar
Mantra n'a jamais été une personne, mais une chose : ce vent secret qui souffle sur les humains chaque fois qu'ils prennent conscience de la mort ou - c'est du pareil au même - chaque fois que la mort prend conscience d'eux ». Et il poursuit. «
La vitesse des choses est la vitesse de la mémoire. La mémoire est tout. L'oeuvre est la mémoire ».
Quinze
nouvelles donc, dont des « Notes pour une théorie du lecteur », des « Notes pour une théorie de la nouvelle », des « Notes pour une théorie de l'écrivain », et pour finir, une « Note finale ». Avec en prime une préface de
Enrique Villa-Matas.
On en arrive donc à «
La Part Inventée », pavé de plus de 2000 pages, si l'on considère les trois tomes à lire à la file. Ce premier tome est constitué de trois parties, dont la première et dernière, qui ont pour titre « le personnage réel » et « La personne imaginaire ». C'est pratique, on comprend ce dont il va être sujet. Entre, une seconde partie sans surtitre, elle-même divisée en cinq chapitres. Les sous titres, tout poétiques qu'ils soient, ne renseignent pas beaucoup sur leur contenu. Par exemple « L'endroit où la mer prend fin pour que la forêt puisse commencer ». On pourrait la résumer en « Estran », mais cela n'avancerait guère, surtout pour ce qui va concerner sur « le mystère de la création littéraire ». Pour simplifier, assurément, la section II est elle-même divisée en trois parties, également numérotées de I à III, mais sans titre.
« Comment commencer. / Ou mieux : Comment commencer ? » cette séquence sur « le personnage réel ». A ce début de commencement suit une longue parenthèse qui se termine par « Et, oui, si possible, évitez ce genre de paragraphe à partir de maintenant car, dit-on, cela effraie beaucoup de lecteurs d'aujourd'hui. Les lecteurs électrocutés d'aujourd'hui, habitués à lire rapidement et brièvement sur de petits écrans. Et, oui, au revoir à tous, du moins aussi longtemps que ce livre durera et pourra durer. Débranchez-vous des entrées externes pour vous nourrir exclusivement d'électricité interne. Et - avertissement ! attention ! - du moins au début et pour commencer, c'est l'idée ici, l'idée à partir de maintenant. Considérez-vous avertis.) ». Retour au texte « Ou mieux encore : commencer comme ça ? ». Au mieux en lecteur débutant le livre, je me dirais. Soit c'est le syndrome de la page blanche, soit celui de la page noire. Noire car encrée de partout, mais de mots qui n'apportent rien. le singe savant de
Borges aurait-il déjà frappé. Blanche car la muse de l'écriture n'avait pas fini de se faire les ongles. Bref, on n'est pas plus avancé.
Heureusement, il va se passer des choses. Tout d'abord « Une plage au bord d'un endroit appelé plage de Canciones Tristes. Et un enfant court sur cette plage qui donne sur une forêt, à moins que la forêt ne donne sur la plage, tout dépend d'où on regarde, d'où on la regarde, d'où on le regarde. Une forêt profonde et dense et une plage longue et mince, en réalité une frontière ténue entre l'eau, le sel, le bois et la chlorophylle. Une frontière qu'un enfant est sur le point de traverser ». Cet enfant, on va le suivre tout au long du roman. Ce sera tout d'abord l'Enfant, qui va dialoguer avec l'Ecrivain. « Il a un âge difficile à déterminer […] entre trois et quatre ans ». Sur la plage du Pirée, on aurait dit π ans.
Suit la
discussion historique entre l'Enfant et l'homme qui a été cet enfant, tout comme celle du Petit Prince de
Saint Exupéry. « Comment vous viennent les idées que vous écrivez ? » Suivie d'une autre question, tout aussi existentielle « Pourquoi éprouvons-nous le besoin irrépressible et machinal de lancer un caillou dans l'eau quand nous sommes sur la berge ? ». Et en conclusion, sinon en réponse « Les parenthèses sont le futur ». Enfant, je l'ai été, comme l'auteur et le lecteur. A ces réponses, j'avais l'habitude de rajouter « Mets çà dans ta poche et ton mouchoir par-dessus ». Mais c'était encore l'époque où les enfants avaient des mouchoirs en tissus et non en papier jetable.
Heureusement, pour soulager le lecteur, il y a l'épisode d'un « petit homme en fer-blanc qui porte une valise ». Episode cependant tout aussi décevant. « le jouet s'est révélé défectueux – quand on le remonte, il recule au lieu d'avancer ». On a du moins l'explication et l'exégèse de l'illustration de couverture. Ce qui est tout de même gênant, car le lecteur peut en conclure que les idées sur « le mystère de la création littéraire » vont adopter une progression digne du jouet. Et si le mystère, en fait était là ?
Borges plus créatif que
Fresán.
Comme le roman n'est évidemment pas écrit et lu de façon linéaire, il convient de suite de passer à la dernière partie « « La personne imaginaire ». Qui débute, il fallait s'y attendre par ces deux phrases « Comment terminer. / Ou mieux Comment terminer ? ». Parce que le lecteur est fatigué, et qu'il a peut-être déjà lu les 475 pages qui précèdent, les deux pages qui suivent sont écrites pour moitié en lettres capitales. Cela réveille le lecteur distrait.
Retour sur le petit bonhomme en tôle, à la valise. Mais cette fois, il a un nom. « Un petit homme en fer-blanc qu'on remonte avec une clé et qui porte un chapeau : Mr Trap ». Avec une nouvelle digression sur l'invention des valises à roulettes, d'abord en position horizontale, puis verticale. Un grand moment de culture pour jeux télévisés, sans toutefois faire de distinction entre le nombre de roulettes, ou leur axes rotatifs, ce qui est fort dommage. On ne voit pas tout de suite le rapport avec la création littéraire, mais sachant que l'on a aussi inventé la valise avec poignée à l'intérieur pour empêcher le vol, on ne se fait pas de souci. Puis une longue tirade sur les liseuses électroniques qui « finissent au contraire par nous ôter l'envie de continuer à lire ». Avec celles sur les smartphones et le progrès technique, on voit que
Fresán est plutôt partisan di livre papier.
En contre-exemple,
Fresán nous inflige tout se suite après une série d'une bonne quinzaine de pages compactes, sans paragraphe qui sont assez indigestes à lire.
C'était ce qui pourrait être une introduction, avant de passer aux choses sérieuses, avec la section II. L'Enfant a grandi, maintenant c'est le Garçon. Il est avec la Fille. Et ils sont en
discussion avec Lui. C'est l'Ecrivain. Leur sujet de
discussion c'est le Film, qu'ils sont en train de tourner. Avec Lui, on subit aussi la Soeur Folle de l'Ecrivain, Pénélope. Finalement la famille est pratiquement au complet. Il ne reste plus que Maximiliano Karma, qui idolâtre Pénélope, mais ce qui va se traduire par une digression de 108 pages sur la famille Karma. Idolâtre, c'est vite dit, « moins par passion pour ses livres que parce qu'il veut lui ressembler sans bien évidemment savoir qui il est ».
Quant aux enfants, « ce qu'ils filment en premier est naturellement la bibliothèque. Plans serrés ou d'ensemble, zooms avant et arrière qui permettent de lire les titres mais pas les noms ». On s'en serait douté,
Borges n'est pas loin. Et de plus c'est « une bibliothèque considérée comme un organisme vivant ». Bibliothèque de livres achetés, mais devant être lus, si jamais…. Comme il y en a tant. Livres non pas pour enrichir la culture, mais quelquefois pour faire semblant « vous avez tout lu, ou vous avez lu le tout ». Dans « le Facteur
Borges »,
Alan Pauls raconte à merveille que «
Borges ne consultait pas les encyclopédies, il les lisait ».
Heureusement qu'il est possible de lire le livre sans ordre, en ouvrant son propre chemin, partant de n'importe quelle page et en sautant d'avant en arrière ou de haut en bas ou d'un côté à l'autre. Cela change un peu la compréhension générale de l'ouvrage, mais en contrepartie, aère un peu la lecture. A vrai dire, j'ai été plutôt soulagé d'atteindre la fin. Avec cependant la perspective qui m'attend de devoir entamer le second tome, et pourquoi pas le troisième. A moins que d'ici là, les fameuses liseuses électroniques soient perfectionnées à un point tel, qu'elles pourraient éviter d'avoir à lire.