Imprimé au Canada en mai 2008 sur les presses de Marquis Imprimeur, édité par Les 400 coups et L'instant même, diffusé en Europe par le Seuil, acheté sur un coup de coeur cet été à la librairie le Bleuet à Banon, « le mur et l'Arpenteur » est un roman de 124 pages écrit par
Roland Fuentès.
Olfan est un jeune homme qui exerce un métier convoité, celui d'arpenteur. Doté d'une concentration et d'une faculté d'observation hors du commun, l'arpenteur doit déceler les moindres fissures dans la structure du mur immense et ancestral qui protège la ville des eaux qui l'entourent. Quand une fissure est découverte, elle est immédiatement signalée aux habitants, et ceux-ci abandonnent leurs travaux pour replâtrer la brèche. Ensuite, c'est la fête, la Fête de la Rénovation avec ses débordements et ses outrances. La vie très ordinaire d'Olfan bascule quand le mari d'Altamaria, son amante, et les hommes avec lesquels il est prisonnier, découvrent dans la cave de la Garce, leur geolière, un souterrain qui pourrait passer derrière le Mur et qui pourrait déboucher sur les restes d'une civilisation d'avant l'époque du Mur. Olfan n'a dès lors qu'une idée, découvrir ce qui se cache de l'autre côté du Mur. Mais c'est sans compter sur le pouvoir colossal de l'administration. Heureusement, un « ami » lui vient en aide … mais sera-t-il plus avancé pour autant ?
Roman fantasque, absurde, bizarre, incongru, onirique et poétique ? Critique du pouvoir ? Métaphore sur la folie des hommes ? Conte pour adultes ? « le mur et l'Arpenteur », c'est un peu tout cela, et il faut probablement y voir la marque de fabrique de l'auteur : bercé dès son enfance algérienne puis dans sa jeunesse en Provence par des impressions, des ambiances, des sensations et des personnages hors du commun, habitué à la diversité du monde et des choses, attiré par l'insolite, l'étrange et le cocasse -à l'instar de Kafka, de
Calvino et de Vian-
Roland Fuentès remet très vite en question la moindre des évidences et plonge le lecteur dansun monde où ses cinq sens vont être constamment en éveil : qu'il s'agisse de scènes de rue ou d'empoignades dans des bistrots, de sonorités équivoques, de goûts particuliers (vous avez déjà siroté un « blanc-fraise » ou consommé de la terre fraîche ?), d'odeurs et de contacts subtils (à commencer par celles et ceux de l'amour), tout y passe ou presque.
Mais le livre se lit également à un deuxième niveau. Ce mur, qui représente à la fois une protection et un obstacle pour ses habitants, met en évidence le fait que dans toute chose il faut y regarder à deux fois, banalité qui est confortée par la possibilité qu'il y ait un monde à l'intérieur du mur (page 10). Quant à l'infinité du mur, reflet de l'infinité de l'horizon, elle représente un rêve qui permet, certes, un certain degré d'évasion mais qui donne le vertige et ébranle jusqu'à l'âme (page 12). Quant à la réalité, elle ne se laisse pas examiner sans danger, à tout le moins sans qu'on soit préparé, et puis, par-delà cette réalité, appréhender le sens caché des choses reste une entreprise délicate malgré l'intelligence, toute apparente, de l'homme. Car malgré son éducation, l'homme reste une bête : ainsi, l'apothicaire (page 51) aboie et donne des coups de museau contre les volets. Et l'homme a parfois l'esprit un peu tordu : ainsi, dans la maison de Bec, pour progresser du hall d'entrée jusqu'au salon, il faut obliquer douze fois à gauche et neuf fois à droite « ce qui fait beaucoup de couloirs pour un trois pièces cuisine » (page 51). Et quand l'homme se répand en un long monologue, peut-on encore affirmer que les sons étranges qu'il émet constituent toujours un langage ? Dans cet ouvrage, les frontières s'effacent, entre l'homme et la bête, mais aussi entre l'homme et l'objet, lequel peut prendre apparence humaine (cf. la maison du patron de la fabrique d'huile de rhubarbe qui se dilate et respire à la chaleur ambiante du feu de cheminée).
Le rythme soutenu et alerte de l'ouvrage, son écriture imagée, ses scènes sauvages et débridées dépeintes sur le mode rabelaisien, cette histoire singulière et truculente mais brève (l'auteur a horreur de produire un texte dont la longueur ne puisse se justifier), ses personnages jubilatoires (voyez plutôt ce dont sont capables Pandora et Carne), les trouvailles langagières (« des matefesses qui tentent d'affaler les grilles », « des branle-mottes avinés », « une enfourne-bourgeois qui a péri lapidée par ses rivales », « des castrefigues et des morvedèches ») et les quelques touches de loufoquerie (vous saviez qu'on pouvait faire de l'huile de rhubarbe et de l'alcool de granit ? Vous vous êtiez rendu compte qu'absorber du salami ça pouvait être une punition ?) font de cet ouvrage un écrit atypique et tout à fait recommandable.
Les esprits chagrins trouveront la progression et le suspense un peu mous ; ils se seront vite lassés par l'omni-présence du sexe (« après le plaisir, Altamaria se levait guillerette en poussant un soupir enjoué ») ; ils auront été déboussolés par la naïveté de certaines expressions (« le vent soufflait si fort qu'on aurait cru entendre un orchestre de loups ») ou par le côté ridicule et insupportable de cette soif inextinguible de liberté et d'infini : en pensant à eux, je ne mets donc que quatre étoiles.