Le roman :
Années 50. USA. Philadelphie. La neige, le froid, le silence d'une ville qui dort. L'hiver d'un monde, celui des esseulés du bout de la nuit, de celles et ceux qui ne supportent plus les draps gelés sans quelqu'un à leur côté. Un quartier perdu, ses ruelles sombres qui se faufilent dans la poix du brouillard, le halo pale de rares réverbères, l'enseigne lumineuse d'un bistrot-bastringue. On y gueule, on y chante, on y rit, on y boit, on s'y met sur la gueule, on y emballe l'âme soeur d'une nuit … lorsque des affinités se révèlent, la peur du jour qui monte effraie tant la solitude qui guette …
Les notes d'un piano, guillerettes et suspendues dans l'air et l'instant … venues du fond de la salle, à l'arrière-plan des silhouettes qui dansent, se cherchent et se repoussent, au-delà de la brume du tabac. Un musicien seul au monde, presque comme il se doit dans ce genre de lieu, dans ce genre d'ambiance, dans ce genre de polar.
Les notes, sur les touches du clavier, pour assourdir le bruit des autres, pour affaiblir ce passé qui gigotte encore en lui comme celle d'un canard à la tête coupée qui court toujours. La musique pour que se fasse le silence d'une vie dont il ne veut plus mais dont il a peur de se séparer.
Avant, on savait qui était Edward Webster Lynn : un nom en grosses lettres tout en haut de l'affiche, pianiste solo de renom international, tant de fois sur scène à Carnegie Hall ou ailleurs dans le monde, dans les salles de concert les plus huppées. Une belle épouse, des dollars sans compter, de quoi ne se soucier de rien, la belle vie, le bonheur à tous les étages. Sauf qu'on oublie si vite quand … rien ne se perd et tout se transforme pour le pire.
Maintenant, sept ans plus tard, le musicien n'est plus rien, l'homme non plus. Plus qu'Eddie tout court, silencieux et renfermé, revenu de tout. Il est l'ombre discrète qui joue du piano droit brinquebalant dans le fond d'un café-concert enfumé des bas-fonds de la ville et passe le balai sur la sciure au sol quand les gogos, les poivrots, les grandes gueules, les putains et les filous s'en sont allés où s'en va la nuit : vers le néant de l'aube.
« Non mais, regardez cette pauv' cloche devant sa casserole de piano ! Alors qu'il devrait être lingé comme un prince »
Eddie rentre chez lui quand le petit jour éteint les réverbères, le sommeil l'y attend, sa vie ainsi soufflée comme la flamme d'une bougie. Son passé rabougri, son présent en stand-by, son futur bradé. le silence de l'oubli.
Et il y a le frangin, revenu de nulle part, qui réclame de l'aide alors que la pègre le course, qui va déclencher un foutoir sans nom dans lequel Eddie va peut-être retrouver une raison de vivre ; Léna la serveuse qui frétille de vie à sa portée et allume en lui encore un semblant d'amour à concrétiser (elle n'attend que çà); Clarice qui tapine et lui fait çà quelquefois gratos, histoire de ne pas rester seule dans le noir.
« Maintenant, à trente-deux ans, elle était toujours acrobate, mais pas sur scène. ça se passait à l'horizontale, sur un matelas, moyennant la somme de trois dollars la performance. »
Roman de la nuit, encre de chine pour nuits blanches, noir polar des paumés à la poursuite de ce qu'ils furent en d'autres temps et d'autres lieux, des voyous de la pègre en gabardines et feutres de guingois, des alcoolos et des enschounfés, des profiteurs de tous poils qui règnent quand dort l'autre monde. Portrait en noir et blanc des 50's US de l'autre côté de l'American Way of Life. L'auteur y rumine le blues et la scoumoune, le désespoir, la déchéance morale et physique, la dégringolade sociale, celle qui froisse les poissards et les ratatine à la plus simple expression d'eux-mêmes, celle qui les retourne comme un gant empli de néant et de rien qui n'en vaille la peine.
Il me faut des mots, beaucoup trop, pour décrire l'ambiance et les circonstances qui amorcent le récit : Goodis, sobre, use de courtes phrases, celles qui font choc et mouche simplement, des mots soigneusement ciblés et sûrs, sans détours et sans cesse en coeurs de cible. Sans s'épandre en digressions, il nous sert des portraits complexes et travaillés au plus près. Son astuce suprême est d'user d'une science consommée des dialogues, qui se veulent abondants et rapides, l'action en est accélérée, ce qui rend ce court roman encore plus bref. Son phrasé est argotique, emprunt des mots de la rue, des expressions qui courent au ras du bitume. Son personnage central se parle à lui-même entre survie et résignation : noir c'est noir.
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Tirez sur le pianiste » est typique de l'auteur, de ses thèmes noirs et de ses personnages rongés par leurs ténèbres intérieures. Goodis y décrit au plus près des serpillières de vie gorgées de sève noire et épaisse, des existences grises ou tourmentées de vies en impasses borgnes, des avenirs en culs-de-sac ou attend la mort ou simplement le néant.
Tout cela sent le jus noir et épais d'un blues poisseux et âpre, à la rythmique obsédante inlassablement répétée, aux paroles de misère et de désespoir qui vont avec. Les accords funèbres, plaqués sur l'ivoire des touches, claquent et résonnent tout du long d'une nuit ou d'une sans fin et sans espoir.
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Tirez sur le pianiste » est en 1956, son année de parution, un polar noir aux mots crus, aux expressions argotiques d'un auteur semble t'il maudit qui attendra la consécration quand quelques-uns de ses romans seront adaptés au cinéma. Truffaut y viendra en 1960, mais c'est une autre histoire.
Le film :
François Truffaut, pour son second long-métrage, adapte le roman et offrira une version à mon sens décalée et personnelle.
Le film est fidèle à Goodis, sans l'être vraiment tout à fait, des modifications s'y opèrent : de lieu (Paris en place de Philadelphie), de personnages (Eddie n'a pas assez de deux frères, Truffaut en crée un troisième qui n'apporte pas grand-chose à l'intrigue), d'ambiance (le ton est aux clins d'oeil amusés jetés sur la gente féminine via des seconds rôles prégnants)
Avec Charles Aznazour (Eddie), Marie Dubois (Lena) bientôt la fille du guignol dans « La grande vadrouille », Michelle Mercier (quelle plastique.. !) dans le rôle de Clarice (future « Angélique, Marquise des Anges »).
Apparition remarquée de Bobby Lapointe interprétant deux de ses chansons, « Marcelle » et « Framboise », dont l'humour absurde parait paradoxalement en phase avec le réalisme du récit et le ton général du film.
Le film perd une bonne part de la dimension dramatique du roman, s'adoucit sans s'appauvrir, flirte parfois avec l'humour (il n'y en a pas une once dans la prose de Goodis) et le détachement, mais retrouve le chemin voulu par Goodis en alliant le fatalisme du polar noir et celui d'un passé sans cesse revécu qui n'offre, à chaque fois, que le pire de lui-même.
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