Graham Greene n'a jamais si bien conjugué roman noir et étude de caractères que dans le «
Rocher de Brighton ».
L'intrigue se déroule dans la ville balnéaire de Brighton, au sud de l'Angleterre. le décor insouciant d'un lieu récréatif très populaire avec ses jetées mêlant attractions foraines, cafés et salles de concert possède son envers misérable fait de pensions miteuses, de lotissements neufs bon marché, de quartiers déshérités. Cette toile de fond sert de théâtre à une guerre du racket des bookmakers entre deux bandes rivales, celle du Gamin et celle du puissant Colleoni.
Très vite l'attention du lecteur est aimantée vers deux électrons libres qui vont entrer en collision. D'un côté, il y a le Gamin, Pinkie, petite frappe de dix-sept ans boursouflée par l'ambition et la haine, obsédée par la damnation, et qui sature l'intrigue par sa force destructrice. À l'opposé, Greene le confronte à son exact contraire, Ida Arnold, une femme entre deux âges, généreuse, têtue qui veut que l'on rende justice à Fred Hale, une rencontre de hasard dont elle apprend la mort par les journaux.
Greene poursuit le contraste jusque dans le physique de ses personnages et leurs comportements. Pinkie est frêle, osseux, chétif, mal nourri tandis qu'Ida s'impose par l'opulence de ses formes, sa taille plantureuse, ses seins généreux, ses « grandes et fraîches mains de pâtissier ». le Gamin ne boit pas, n'éprouve que répulsion face à l'acte sexuel, Ida est souvent entre deux vins ou deux bières, et s'accorde sans chichis le plaisir physique, même s'il est décevant.
Choc des personnalités, lutte entre le Bien et le Mal, l'affrontement se cristallise autour d'un enjeu : arracher la fade Rose à l'influence du concurrent.
Le récit, noir, très noir, est haletant, étouffant et conduit dans un style éblouissant.
Je ne peux terminer cette chronique sans évoquer l'antisémitisme qui affleure tout au long du roman de Greene. Je me suis dit tout d'abord que ses remarques sur les juifs n'étaient que le reflet du regard malveillant, raciste de ses personnages, que je confondais l'auteur et ses créatures. Hélas, je n'ai pu me résoudre à cette explication au fil des annotations outrées qui parsèment le texte. Pourquoi ? Parce que l'angle d'attaque – si je puis m'exprimer ainsi – se rapporte toujours à un physique supposé « sémitique », à la dissimulation de ces traits sous des artifices, à la richesse ostentatoire des juifs et à la manière qu'a l'écrivain de les distinguer (je dirai de les isoler) dans un dancing, un hall d'hôtel, un restaurant, au champ de courses comme s'ils formaient un groupe particulier, identifiable en toute circonstance. Nous sommes là dans un antisémitisme primaire, très courant dans l'entre-deux-guerres (le roman date de 1938), mais pas plus excusable.
Cependant, mis à part cette réserve, il s'agit d'un chef-d'oeuvre du roman noir, où le passé conditionne la dérive pathologique des personnages, où la cruauté du mal s'épuise dans un combat avec l'innocence (Pinkie, Rose : un même prénom pour leur incarnation), où le dogme religieux égare des consciences malades. Une plongée en apnée dans les obsessions morbides d'un Gamin voué au tragique.