La nouvelle est un format que j'affectionne de plus en plus. C'est une forme de respiration entre deux romans, c'est aussi une pause, un temps de relâchement que l'on s'accorde au milieu d'un roman long ou difficile.
Camilla Grudova est une jeune nouvelliste canadienne, diplômée en histoire de l'art et en allemand.
Je ne connaissais pas cette autrice jusqu'à ce que deux amies, Nicola (NicolaK) et Chrystèle (HordeDuContrevent) m'entraînent dans une lecture commune. Je vous remercie pour cette aventure étrange qui plonge les lecteurs dans les méandres de l'esprit humain avec toutes ses variantes. En effet, l'autrice a créé un univers dérangeant bien à elle, hors du temps et de l'espace : le monde fantastique, horrifique, onirique et surréaliste s'y combine en treize tableaux cauchemardesques et déstabilisant où prédominent le désespoir, la crasse et la solitude.
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Ce premier recueil de l'autrice se décline en treize nouvelles, dont une insérée au milieu qui donne son nom au livre. Elle a de quoi surprendre par ces deux lignes laconiques et énigmatiques ci-dessous :
« Les onze lettres de
l'alphabet des poupées sont :
A B C D
I
L M N O P U »
Ces 11 lettres d'un l'alphabet de poupées, comme un carnaval grotesque et incomplet, m'ont interpellée. Est-ce une devinette ? une anagramme ?
En voici mon interprétation.
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La lettre A comme : Atmosphère, Ambiance
En quelques pages seulement, l'autrice crée, avec beaucoup de virtuosité, une atmosphère originale, surprenante, décalée, torturée, qui marque les esprits. Toutes ont en commun de nous immerger dans des décors miséreux, miteux, nauséabonds.
« Un après-midi, après avoir bu une tasse de café dans son salon, Greta découvrit comment se découdre. Ses vêtements, sa peau et ses cheveux se détachèrent comme la pelure d'un fruit et son vrai corps apparut. Comme Greta était très propre, elle balaya son vieux soi et le déposa dans la poubelle avant même de remarquer sa nouvelle physionomie, les difficultés à mouvoir ses nouveaux membres ne faisant aucunement obstruction à sa détermination de tenir une maison propre. »
La lettre B comme : Bougeoir
Parmi les treize histoires, c'est celle du bougeoir m'a le plus touchée, à la fois onirique et pleine . Durant une nuit, un poulpe ensemence la sirène de bois à la proue d'un navire de pêche. de cette union naîtra, de nombreuses décennies plus tard, dans l'obscurité des salles d'entrepôts d'un musée, un bougeoir à visage d'ange. Objet de convoitise, de perversion, il aura de nombreux maîtres.
La lettre C comme : Coudre
Camilla Grudova puise dans ses talents de couturière, cousant, brodant, surpiquant, décousant et raccommodant avec adresse, pour concevoir et confectionner des destins en souffrance. Elle insère entre les coutures des images d'une humanité infirme, vaniteuse, immorale.
Le symbole de la machine à coudre traverse toute l'oeuvre de l'autrice, objet révélant les attentes, les fantasmes, les désirs cachés.
« Ça et ses morsures d'amour. Je crois qu'elle commence à m'aimer ; je la nourris et elle écrit, elle écrit :
La dernière page s'achève sur une tache floue. Difficile de dire s'il s'agit de sang, d'encre ou d'alcool, la tache étant trop vieille pour le deviner à l'oeil nu. »
La lettre d comme : Décors
Camilla Grudova a un talent certain pour fabriquer des décors familiers qui génèrent néanmoins des ambiances déprimantes et dérangeantes. Elle capture avec aisance la tristesse, la grisaille et la laideur du monde : appartements sordides, chambre insalubre, grenier « métaphorique » cachant ses pensées obsessionnelles, zoo abandonné de toute sa faune, magasin lugubre, façades d'immeubles se couvrant d'une croûte gothique comme un parasite se fixant sur son hôte pour s'en nourrir jusqu'à l'absorber.
La lettre I comme : Idées
Les nouvelles de
Camilla Grudova se nourrissent du monde actuel. Ainsi, au fil des pages, l'angoisse et la violence de nos sociétés s'insinuent, distordant la réalité pour mieux explorer les profondeurs de l'âme humaine, ses peurs, ses obsessions, sa dépravation, sa folie.
Sous ces abimes,
Camilla Grudova explore la place de la femme dans nos sociétés capitalistes et patriarcales, la féminité, la maternité et les exigences du quotidien, les difficultés de concilier vie familiale, intime et professionnelle. Au-delà de ces réflexions, il est aussi question d'émancipation et de ce qu'attendent les femmes dans leur relation de couple.
« Il n'y a rien de pire que d'être abusée par l'Homme d'une autre. On considère toujours que c'est la faute de la femme. Je savais que je ne serais pas à l'abri là-bas. »
La lettre l comme : Liberté
Comment retrouver son indépendance dans un monde qui assujettit ? Pourquoi ne pas se transformer en louve, à la fois mère nourricière et protectrice, à l'écoute de son corps et de ses désirs, animée d'un instinct de liberté et d'une envie de contrôler sa vie et son corps ?
« Je me sentais intolérablement misérable. Des affiches me rappelaient partout que j'étais Sans Homme :
PRENEZ SOIN DE VOTRE HOMME
UNE FEMME COMME IL FAUT NE LAISSE PAS SON HOMME FLÂNER
NOURRISSEZ BIEN VOTRE HOMME »
La lettre M comme : Métamorphoses
C'est un monde effrayant, misérable, monstrueux, parfois absurde, burlesque, foncièrement égoïste dans lequel les personnages dénudés, décoûturés laissent voir leur carapace intérieure.
Dans nos sociétés modernes, hypocrites, indifférentes, tombées dans l'importance du paraître,
Camilla Grudova fait fit des tabous et des pudeurs. Elle exhibe au contraire ses personnages, dans toutes leurs difformités, leurs faiblesses, leur médiocrité, leur obscénité.
« Je me sentais moi-même comme une maison de poupée, avec un petit être en moi, et je m'imaginais avaler de petites chaises et de petites casseroles pour la rendre plus douillette. »
La lettre N comme : Nouvelles
Camilla Grudova maîtrise les récits très courts de quelques pages seulement, comme des récits un peu plus longs d'une quarantaine de pages. Malgré la brièveté des histoires, l'autrice fait montre d'un talant particulier pour développer des personnages complexes et créer des ambiances remarquables.
Bien sûr, elles ne se valent pas toutes, mais toute valeur est subjective et dépendra des goûts littéraires de chacun.
Mes préférences vont à « Teint-Ciré », « L'histoire du bougeoir » que j'ai évoqué précédemment, et « Notes d'une araignée ».
Louise Bourgeois avait fait de sa mère une araignée, à la fois monstrueuse et prédatrice. Ici, l'araignée est un homme qui piège les femmes et s'en nourrit, les aspirant jusqu'à ne laisser qu'une enveloppe vide et morte.
La lettre O comme : Obsessions
La plume de l'autrice est une arme qui découpe et pénètre dans l'intime, dévoilant la complexité des émotions et des relations humaines. Ce sont des contes de fées modernes où les obsessions reviennent sans relâche, absorbant toute lumière : les poupées, les machines à coudre, les corps difformes, les contenants (boites de conserve, valises, domicile conjugal, le corps, …).
Dans "La machine d'Agata", deux adolescentes actionnent une machine à coudre qui révèle l'image de leur fantasme. C'est comme un effet miroir qui renvoie leur fascination autant que leur folie.
La lettre P comme : Poupée
Qui sont ces poupées ?
Sans aucun doute, les femmes que les hommes brutalisent pour en faire des objets de désirs, de fantasmes et de caprices. Les relations de couple sont en effet au centre de ces histoires, et la femme change de costumes, se métamorphosant tour en tour en femme-poupée, femme-souris, femme-louve, femme naine, femme-fourmi, ou femme-sirène.
« Trouver un Homme qui gagnait assez d'argent avec les prix d'Examen et qui voulait aussi des enfants, c'était le But dans la Vie. »
La lettre U comme : Unique
Chaque nouvelle présente un univers qui lui est propre, à la fois réaliste et surréaliste, insolite et sombre, angoissant et fascinant. Mais l'autrice tisse des liens entre elles, enlaçant thèmes, personnages et objets.
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L'écriture de
Camilla Grudova est belle, son univers original, mais au final, je n'ai pas été totalement séduite.
Peut-être est-ce sa manière de conclure chaque histoire de manière inattendue, demandant une réflexion sur le sens caché du texte ? Est-ce l'univers monotone, poisseux et terne qui émane de ces histoires et laisse un sentiment d'inquiétude qui colle à la peau et dont on a envie de se débarrasser ?
« On a enterré un petit cercueil noir aujourd'hui, avait dit Peter, j'ai trouvé ça épouvantable, l'éternelle grossesse de la mort. S'il faut qu'on en ait deux, pourquoi pas trois. Il avait eu un rire ignoble, un rire d'âne. Un rire qu'il n'avait jamais eu avant. J'ai déterré le cercueil, j'ai sorti le corps et j'ai remis le cercueil vide dans le trou. Personne n'en saura rien. »
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Pour conclure, ce recueil de nouvelles illustre le talent de l'autrice et son sens esthétique pour façonner des récits autour de la folie, des désirs inavoués, des fantasmes. C'est un livre atypique et déroutant, poétique et obscur, dont il faut découdre l'enveloppe superficielle pour en découvrir sa profondeur.