Aujourd'hui c'est mercredi et mercredi, c'est... ?
« Les histoires à Berni ! »
Sandrine, la maîtresse d'école a fait entrer les élèves dans la classe. Pour une fois ils sont entrés paisiblement. Je les regardais ainsi et j'appréciais ce moment de calme qui n'allait peut-être pas durer longtemps. Une fois que j'aurais délivré le titre du livre, je savais que c'était comme si j'allumais une allumette dans un magasin de pétards et feux d'artifice...
Je me suis avancé devant mon jeune public assis et attentif, réuni en cercle devant moi et je leur ai dit : « Je vais vous raconter une histoire dont le titre m'a fait fortement pensé à vous. C'est d'ailleurs pour cela que je l'ai choisi pour l'histoire du mercredi matin.
Je voyais des yeux grands comme ça qui me regardaient. Sandrine, la maîtresse d'école, que pour une fois je n'avais pas mis dans la confidence de mon choix, était un peu intriguée, voire un tantinet inquiète. Heureusement qu'elle me fait confiance ! La confiance, c'est très important dans la vie.
J'ai tendu le livre vers mon cher public chéri et j'ai savouré leurs réactions lorsqu'ils ont découvert le titre écrit en grand sur la première de couverture :
Les sales gosses.
Je les ai senti plus que troublés durant deux secondes. Une fois passé l'étonnement pour ne pas dire la sidération, ils se sont regardés. Il n'y avait aucune réaction. Aucune réaction, sauf la petite Fanny qui s'est mise aussitôt à sangloter parce que c'était la première fois qu'on la comparait à une sale gosse, tandis que la petite Domi la prise dans ses bras pour la consoler en disant que c'était une blague de la part de ce bon vieux Berni, ha ! ha ! ha !...
La petite Isa a pris l'initiative, de réunir le groupe autour d'elle, façon conciliabule intersyndical. J'ai senti que l'actualité très tendue du moment leur donnait des idées de révolte voire de rébellion, ce qui n'était pas pour me déplaire...
Pendant ce temps-là, j'essayais du mieux que je pouvais de rassurer Sandrine, la maîtresse d'école.
Une porte-parole est sortie du groupe, c'était la petite Anna. Elle avait pris un petit air empli d'assurance, tandis que derrière elle ses copines la poussaient vers l'avant...
« Dis donc Berni-Chou, a-t-elle clamé d'une voix très ferme, tu ne voudrais tout de même pas sous-entendre que nous serions des « sales gosses » ?
Elle a marqué un silence, a regardé l'assistance, jaugeant son public, s'est sentie portée par un élan. La petite Nico est sortie du rang et s'est exclamée : « Ouais, parce que, hein ! »
Et la petite Doriane, les joues badigeonnées de chocolat, jetant des oeillades à la cantonade a aussitôt renchéri en toquant du coude sa camarade d'un geste de solidarité, lançant cette phrase si éloquente qui restera à jamais gravée en moi comme un slogan politique indévissable : « Ouais ! Même que ! »
J'ai alors vu des regards noirs sévères braqués devant moi comme des projecteurs. Même les yeux du caméléon perché sur l'épaule du petit Paul étaient sombres. C'est dire...
Chaque élève en face de moi avait les bras fermés, croisés sur leur poitrine.
Alors, j'ai tenté une médiation... Un truc qu'aucun ministre, même capé, n'aurait osé tenter.
« Et si derrière ce titre un peu provocateur, ce livre incitait à y voir plein d'idées géniales pour faire des bêtises mais aussi une manière originale de raconter des histoires d'enfants, quelque chose qui sortirait de l'ordinaire. »
Je pense qu'ils ont surtout retenu la première idée. La petite Chrystèle est sortie du rang, après avoir parlementé avec le collectif.
« C'est une porte de sortie honorable, Berni-Chou. On est d'accord pour continuer d'écouter ton histoire.
- Lol », a fait la petite Sonia en signe d'apaisement.
Ouf !
Alors il s'est produit quelque chose d'inhabituel. Chacun a pris un cahier et un crayon pour prendre des notes.
Le petit Pat venait d'installer un trépied avec un camescope pour me filmer. D'autres avaient programmé leur smartphone en mode dictaphone pour m'enregistrer.
Sandrine s'est approchée de moi pour me confier : « c'est la première fois que je les vois aussi assidus. »
Je me suis avancé vers les élèves redevenus calmes avec le livre entre les mains.
Le petit Pat a crié « moteur ! » et j'ai commencé à lire les premières phrases qui évoquent l'histoire de Delphine et son jeune frère Félicien.
« C'était un soir parfait comme il en existe chez nous, les Jambou. Avec Delphine, on avait même réussi à oublier que notre nom ressemble à une tranche de jambon. le menu décontracté, chips croque-monsieur, concocté par papa, ajoutait à ce repas une saveur particulière. On se serait crus en vacances, un déjeuner sur l'herbe plutôt qu'un dîner expédié parce que : « Demain, il y a école. » Entre deux bouchées, on jouait à : « Et si... » Notre jeu préféré, avec Delphine. Une seule règle, commencer par « Et si, puis laisser libre cours à notre imagination. Mais ce jour-là, personne ne pouvait se douter qu'on irait aussi loin. »
Et plus tard dans l'histoire, leur Papa a dit : « Les enfants, quoi que vous fassiez, on vous aimera toujours. »
Il n'en fallait pas plus pour tenter le diable.
Delphine et Félicien cogitent trente secondes, pas plus... Et si on devenait vraiment insupportables, pour voir jusqu'où ils nous aiment, nos parents ?
Comme ils sont un peu novices sur le sujet, ils décident de prendre des conseils auprès de Jimmy P, la fameuse légende du sale gosse depuis la maternelle...
« On a très vite fait des progrès. Mais personne ne pouvait se douter que les choses iraient aussi loin. »
Alors j'ai continué...
Les premiers chapitres sont plutôt softs. D'ailleurs, au début, il n'y avait que la petite Fanny qui prenait des notes.
Au fur et à mesure que l'intensité dramatique montait, chacun selon son humeur et son histoire se saisissait de son crayon.
Je faisais des pauses à chaque chapitre et j'observais que la petite Gaby regardait le ciel à travers la grande fenêtre de la classe sans avoir encore saisi son crayon...
« Gaby, ça va ? » j'ai demandé.
Elle a répondu : « Ugh ! Tout ça c'est du pipi de bigorneau. » On devinait une riche expérience dans son propos... J'entrevoyais aussi son impatience...
N'empêche, les autres chapitres l'ont raccrochée aux wagons comme on dit.
Plus loin que l'histoire que j'ai beaucoup aimée, j'ai adoré l'esprit enlevé de ce livre, son écriture très vive, allant visiter des sentiers inhabituels...
L'intrépidité va crescendo dans le récit et c'est tant mieux...
L'intrépidité des personnages de l'histoire, mais pas seulement... Je voyais le plaisir des enfants que j'avais devant moi rayonner sur leurs visages.
La petite Gaëlle s'est approchée de moi, l'audace du texte avait allumé des rivages océaniques dans ses yeux, elle m'a alors avoué : « Elle est bien ton histoire, camarade, quoi que tu racontes on t'aimera toujours. »
Plus tard, après le récit, Sandrine la maîtresse d'école a invité les élèves à dire ce que chacun percevait de cette histoire...
Derrière les bêtises suggérées, il y avait tant d'autres chemins, des rideaux aussi à pousser, des fenêtres à ouvrir...
Des thèmes à aborder et ce que l'on peut en faire, la famille, la différence, la désobéissance, la transgression... Et pourquoi pas la famille encore et toujours mais un thème qui pourrait être enfin regardé d'une autre manière à travers la relation des parents à leurs enfants...
Pour moi la phrase essentielle du livre restera : « Mais personne ne pouvait se douter que les choses iraient aussi loin. »
Et si cette phrase devenait magique dans les classes d'école, enfin ?
Que rajouter de plus à propos de ce livre, sinon que l'auteur s'appelle
Colas Gutman, que cet écrivain est totalement inspirant pour une classe de CE2...
Et même plus, si affinité...
En quittant la classe ce matin-là, je n'ai pas osé dire aux élèves : « Les enfants, quoi que vous fassiez, on vous aimera toujours. »