Dans
Par-delà nature et culture,
Philippe Descola nous propose une matrice structurant les façons d'être au monde en quatre ontologies. Il achève également la moribonde idée de Nature comme élément décorrélé de nos existences humaines et avance que la manière, naturaliste, dont nous envisageons le monde est le dernier avatar d'une société ayant préalablement fonctionné, depuis le Moyen-Age au moins, sur le mode analogique. Mais il ne dit rien de la façon dont nous avons glissé de l'une à l'autre de ces ontologies et vous vous souvenez peut-être que cela m'avait chatouillé. Et ce d'autant plus que, au-delà de ces travaux d'anthropologue,
Philippe Descola s'inscrit dans une démarche plus militante et nous invite à renouer avec une façon d'être au monde qui rompe avec la délétère et fautive naturalité. Comment a-t-on changé d'ontologie ? Et peut-on recommencer ? Ca urge.
Emilie Hache traite ces deux questions. C'est même l'essentiel de son travail dans
de la génération: enquête sur sa disparition et son remplacement par la production. Montrer comment nous sommes passés d'un rapport au monde fondé sur la génération à un système d'exploitation des ressources et des êtres vivants par une toute petite partie de l'humanité. Et montrer comment il est possible de ne pas en rester là.
Recoupant des bribes de récits, des allusions à des moeurs antérieurs, des découvertes archéologiques, elle revient aux sources de notre civilisation occidentale et explique que le fonctionnement des citées grecques antiques repose sur une tension entre d'une part la relégation des femmes à des rôles subalternes et déconsidérés et d'autre part la reconnaissance de leur pouvoir de fécondité. Elle postule que cette situation est le reliquat d'anciennes pratiques où le culte des morts, les rites autour des moissons et des naissances concernaient hommes comme femmes et visaient à entretenir le monde.
Les prières, les chants, les actes sexuels, les funérailles, tous les actes sociaux étaient des moyens pour chacun, en fonction de son rôle dans la société – et les femmes n'avaient pas les mêmes que les hommes – de participer à la régénération du monde qui, si on ne s'en occupait pas, risquait de ne plus être renouvelé.
Les Grecs auraient commencé par retrancher les hommes de ce rôle régénérant, via la mythologie des dieux de l'Olympe, leur capacité à s'auto-engendrer sans matrice féminine, avant de reléguer les femmes et ce qui restait de leur rapport au monde à des superstitions dévalorisantes.
Emilie Hache poursuit son enquête et montre ensuite comment la naissance des religions monothéistes a donné une nouvelle inflexion à cette relation entre les hommes et le monde. En accordant leur foi à un dieu qui, contrairement aux dieux précédents, loin d'être faillible, d'incarner certains des attributs du monde parmi une myriade d'autres, aurait créé le monde et l'homme à son image, les chrétiens coupent la divinité du monde. Il ne s'agit plus alors de contribuer à la bonne marche d'un monde auquel nous participons tous, végétaux comme animaux, morts comme vivants, esprits comme corps mais de veiller au bon déroulement du plan divin menant, à la fin des temps, au jugement dernier. le monde devient le lieu de déploiement de la volonté divine et les hommes, tous frères en chrétienté, ses plus fidèles exécutants.
Ensuite, c'est facile – façon de parler ! – de dérouler le fil et de montrer comment, de l'immaculée conception à la trinité, des sacrements du mariage et de la confession au prosélytisme vu comme mission, des croisades aux colonisations, tout le dogme chrétien conduit l'homme, masculin, blanc et patriarche, à se considérer en dehors du reste du monde vivant, mis sur terre pour exploiter des ressources inépuisables et contribuer ainsi à la réalisation de l'économie divine.
La démarche d'
Emilie Hache est minutieusement étayée, documentée. C'est passionnant de suivre l'évolution des concepts et des notions coupant un à un tous les fils qui nous reliaient à une conception génératrice du monde. Elle revient par exemple sur les pratiques rituelles dans les campagnes au moment des moissons, des solstices, avant le 18e siècle, sur la chasse aux sorcières et ce qu'elle montre d'anciens cultes éradiqués par le dogme chrétien.
Je vais à pas de géant mais le propos est celui d'une philosophe, sa démarche est universitaire et érudite. Elle s'appuie constamment sur des travaux antérieurs, dans la lignée de
Bruno Latour à la mémoire de qui est dédié cet ouvrage.
Ivan Illich et son
le Genre vernaculaire est un des piliers de sa réflexion tout comme les très nombreux travaux des penseuses écoféministes, et, pour les besoins de sa démonstration, des textes antiques, ouvrages d'historiens antiques, médiévistes ou s'attachant à notre modernité. C'est un travail minutieux et passionnant que de la suivre et de dérouler avec elle un argumentaire précis, étayé.
Mais là où l'argumentaire est encore plus pertinent, c'est qu'il ne se veut pas seulement historique. Il vise à mettre en perspective « le changement de monde engagé par la mutation écologique en cours » et à proposer « un questionnement aux dimensions mythologiques » afin d'ouvrir « le renouvellement des conditions d'habitabilité du monde de manière égalitaire. ». Cette longue traversée de plus de 2500 ans historicise les moments de bascule conceptuelle, démonte les mécanismes de pensée ayant conduit à concevoir un statut différent pour certains hommes par rapport aux femmes, aux enfants et à tous les infériorisés. Ce travail de déconstruction est nécessaire afin que revienne à la conscience le fait qu'autre chose a déjà existé, existe encore et que nos modes de penser naturalisés ne sont finalement que des représentations possibles et pas le décalque exacte d'un réel univoque.
Bien sûr, encore mal remise de ma lecture de
Les Structures fondamentales des sociétés humaines de
Bernard Lahire, j'ai trouvé dans de la génération de solides contrepoints à la vision fataliste induite par l'accumulation de lois universelles et intangibles telle que la décrit Lahire. Est-ce que ce dernier est torpillé par les analyses d'
Emilie Hache ? Non, j'ai reconnu dans les descriptions de cette dernière beaucoup des lois qu'énonce le premier. Méta-fait de l'interdépendance des organismes vivants, fait de la séparation des deux sexes, socialité, historicité de l'espèce humaine, lignes de force du magico-religieux, de la division du travail, on retrouve tous ses petits. Mais sans que cela ait pour conséquence inéluctable et éternelle une domination de l'homme sur la femme, de l'adulte sur l'enfant ! Ça, c'est la vision d'un homme englué dans une certaine représentation du monde, conséquence de la longue histoire qu'a remonté l'autrice pour nous, de l'Antiquité grecque à la sécularisation progressive de nos Etats-nations en passant par le monde chrétien.
Emilie Hache prouve par exemple, contre Lahire qui se dit désolé de ne pouvoir y porter crédit, que des sociétés matriarches ont bien existé, existent encore et constituent une alternative possible. Attention, pas des sociétés où les rapports de pouvoir sont inversés et où ce sont les femmes qui sont les bonshommes. Ca, c'est encore un fantasme de mec jouissant d'affirmer qu'on leur a piqué le phallus. Non, des sociétés où les hommes et les femmes ont des rôles, des fonctions bien différentes mais sans hiérarchisation de leur importance et où, tous, contribuent à générer le monde. Les hommes tout autant. Il n'y a pas de guerre des sexes. D'ailleurs, il n'y a pas de sexe. C'est-à-dire pas de division intangible et étanche. Il n'y a pas non plus de conjugalité qui autoriserait le pouvoir d'un patriarche sur le reste de la maison. On n'y achète pas les femmes. On n'y vend pas les bêtes. Chaque être vivant contribue, à sa place, dans une attention aux autres, à lui-même, aux esprits et au monde, à faire que ce dernier continue d'advenir dans la circularité de ses énergies renouvelées.
Il s'agit alors, pour un avenir vivable, de tout refonder. « Dans ces nouvelles manières d'habiter, faisant place à de nouveaux ancêtres, de nouvelles parentés comme de nouvelles formes de richesses non propriétaires, des pratiques (re)génératives pourront se réinventer qui nous rendent à nouveau capables d'accepter la précarité du monde comme d'affronter les bouleversements que nous avons provoqués. »
Après les sorties enfiévrées d'
Achille Mbembe sur la possibilité de réenchanter nos récits par leur innervation dans ce que l'Afrique sait de tout temps, l'invitation de Soeurs, Pour une psychanalyste féministe à communier dans le symptôme partagé d'une sororité revendiquant l'attention à un délire participant du monde, voici une troisième voie, pavée de réflexions historiques et philosophiques. Une troisième voix pour nous dire qu'au fatalisme confortable d'un « on est foutus » on peut substituer une inventivité fondée sur un autre rapport au réel. Que c'est une question d'histoires qu'on se raconte, de représentations et que, si on a été capables de prendre une certaine orientation, on est bien en mesure, pleinement conscients des enjeux, d'en changer radicalement aujourd'hui. Engageant, non ?