De Huysmans, je ne connaissais que
La Cathédrale roman lu à l'adolescence, dont je n'avais gardé qu'un vague souvenir, et dans mon esprit Huysmans était un de ces écrivains catholiques que le 19ème et le début du 20ème siècle avaient produit.
C'est d'abord le roman plutôt médiocre de
Houellebecq, Soumission, qui m'a mis à nouveau sur le chemin de cet écrivain, le héros étant un spécialiste de Huysmans. En écho à la décadence présumée de notre époque, il évoque ce roman À rebours, comme un roman de la décadence et un jalon important dans l'oeuvre du romancier. Et puis, d'excellentes critiques de mes amis babeliotes m'ont amené à franchir le pas.
Je ressors ébloui, déconcerté, étourdi, ébahi, par ce roman complètement baroque, hors normes.
Le héros, Jean Floressas des Esseintes, est le dernier descendant d'une lignée de nobles abâtardis par les mariages consanguins.
Lassé du monde parisien, il décide de s'installer dans une demeure ni trop loin, ni trop près de Paris, à Fontenay, et d'y vivre, "à rebours" reclus.
Mais cette retraite n'a rien de monacal.
Des Esseintes se crée une atmosphère luxueuse, factice, et on ne peut s'empêcher, par exemple en le voyant vivre dans son imitation d'ambiance de cabine de bateau, aux ersatz de réalité virtuelle qu'est capable de nous proposer notre époque.
Le roman nous livre les expériences multiples et décadentes auxquelles se livre le héros, certains de ses souvenirs insolites, et ses réflexions diverses sur la peinture, la musique et surtout sur la littérature.
Dans les expériences, j'en retiendrai celles qui excitent les sens, parfois jusqu'à l'excès, où l'ironie pointe souvent le bout de son nez, mais où l'on trouve aussi une réminiscence des Correspondances de
Baudelaire:
- Une description fascinante et morbide de toiles de
Gustave Moreau, d'
Odilon Redon, du Greco, de gravures d'artistes hollandais ou français;
- Une liste à faire pâlir d'alcools de toutes sortes parfois assemblées sur un orgue, l'ancêtre du piano-cocktail de
Boris Vian;
- une sélection d'horribles plantes dont certaines aux formes suggestives et sensuelles, d'autres aux odeurs nauséabondes;
- un choix insensé de parfums qui vont rendre malade notre Des Esseintes.
Il y a aussi un voyage à Londres avorté et fantasmé, dont la narration est un vrai régal.
Toutes ces "expériences" se soldent par des échecs et vont progressivement faire sombrer le héros dans ce que l'on appellerait maintenant une grave dépression.
Les souvenirs racontés par Des Esseintes nous montrent un être qui cherchait à nuire aux autres ou à les pervertir, sa relation ambiguë avec un jeune homme pauvre faisant étrangement écho au poème Pauvre Enfant Pale de Mallarmé, et dans un autre chapitre ses relations bizarres avec une femme athlète, qui l'attire par sa masculinité et une ventriloque qui le plonge dans un monde d'illusions. Toutes ses recherches excentriques du factice et de l'anormalité se soldent aussi par des échecs.
Tout à fait remarquables, sauf le chapitre indigeste consacré aux écrivains latins de la décadence, sont les chapitres où notre héros se livre à l'analyse d'une série d'auteurs de son siècle, voire contemporains.
Derrière les réflexions si profondes sur
Baudelaire,
Barbey d'Aurevilly, qu'il met en opposition avec les médiocres écrivains catholiques de son époque, celles sur
Poe (qui font penser à
Freud), sur
Verlaine,
Villiers de l'Isle Adam, sur certaines oeuvres significatives pour lui de
Flaubert (
La tentation de Saint-Antoine), de Goncourt,
Zola (la faute de l'abbé Mouret) enfin de Mallarmé, qui lui écrira le poème Prose pour des Esseintes, il y a un sentiment général qui rejoint ses préoccupations personnelles, le dégoût du monde, l'angoisse existentielle, le spleen, la solitude volontaire et le sentiment de l'artiste, si présent chez
Baudelaire et Mallarmé, l'inutilité de la recherche des plaisirs, la tentation de la mort, mais aussi la notion de péché et de recherche du salut.
C'est tout à fait passionnant, très riche, mais d'un pessimisme noir, inspiré aussi par
Schopenhauer que Des Esseintes évoque dans un autre chapitre.
La fin du livre déconcerte. Je ne vais pas la dévoiler, disons que c'est un "à rebours" à l'envers, un retour à la case départ, dont je ne sais que penser, si ce n'est que c'est une triste capitulation d'un être qualifié ainsi
Barbey d'Aurevilly " le névropathe de M. Huysmans est une âme malade d'infini dans une société qui ne croit plus qu'aux choses finies".
Quelque mots sur la forme. La langue est absolument magnifique, une richesse de vocabulaire à faire frémir les candidats à une dictée de Pivot, et même les longues énumérations ne m'ont pas fatigué, il est vrai que j'ai l'expérience d'un lecteur de
Georges Perec.
Et il ne faut pas croire que tout y est triste et morbide, il y a tant de passages savoureux, pleins d'ironie désabusée et d'humour. Ainsi le chapitre du départ à Londres qui se termine dans une taverne près de la Gare Saint-Lazare est absolument magique, de même le souvenir de la relation avec l'athlétique Miss Urania, ou la description musicologique de l'orgue à alcools, ou celle toute de sensualité féminine des locomotives, la blonde Crampton et la brune Engerth, ou enfin le désopilant passage sur la "falsification des substances sacramentelles", dans lequel Des Esseintes nous explique que des hosties falsifiées faites avec de la fécule de pomme de terre ne peuvent assurer la transsubstantiation!
En conclusion, vous le comprendrez, A rebours a l'apparence d'un roman, mais ce n'est pas un roman, c'est pour moi un objet littéraire non-identifié, une perle rare, et tout ce qui est rare m'est cher.