Objecteur de croissance, ce livre !
« Alors, on s'bouge les miches avant de devenir des Amish ? ».
Ce slogan clin d'oeil, entendu je crois me souvenir sur
France Inter, m'avait fait sourire. Il reprenait, en la détournant, l'allusion faite par
Emmanuel Macron pour qui
la décroissance revenait à vivre tels des Amishs. Il faut dire que ce terme de décroissance est un terme qui ne cesse de hanter le débat public français, entre caricatures, rejet dédaigneux, indifférence méprisante et progressive reconnaissance. Entre usage politique confinant au « greenwashing et approche plus ambitieuse de certains penseurs. A petites pas feutrés, du bout des lèvres, le terme de sobriété est parfois avancé désormais. Quelle avancée pour une notion qui a plus de cinquante ans !
Un terme délicat à appréhender il faut bien le reconnaitre, tout notre système économique, depuis l'importance du montant des recettes fiscales, le contrôle de nos dépenses publiques, jusqu'au financement des retraites, étant bâti sur la croissance économique, qui n'est autre que la progression du PIB d'une année sur l'autre. Or, le PIB représente la somme de toutes les richesses produites par les organisations privées et publiques sur un territoire. La croissance est ainsi la croissance des richesses produites. Il faut croitre pour enrayer le déficit public, croitre pour diminuer la dette publique, croitre sans cesse pour briller sur le podium des plus grandes puissances économiques.
Or, le constat est sans appel : cette croissance ad vitam æternam est tout bonnement impossible dans un monde de ressources finies et à l'aune de la catastrophe écologique qui commence à montrer des signaux inquiétants et qui nous attend dans les prochaines décennies.
Deux siècles de capitalisme industriel ont produit des désastres en série débouchant sur l'ère de l'Anthropocène, cette ère géologique dans laquelle c'est l'Homme désormais qui a un impact sur la Terre, et son lot de catastrophes : hausse des températures, fonte du pergélisol, de la banquise et des glaciers, effondrement de la diversité biologique, baisse de la biodiversité cultivée, pollutions plastiques et chimiques, eau de plus non potable, polluants éternels, les fameux PFAS qui s'invitent à la une de toutes les rédactions depuis quelques semaines.
Transition écologiques répondons-nous. Voitures électriques, énergies renouvelables, énergie nucléaire. Quand on voit quelles quantités de métaux rares et de terres rares ces énergies ont besoin, l'extractivisme qu'elles nécessitent, déplaçant la pollution de l'usage à la production, cela ne suffit pas et ne fait que déplacer le problème.
Économie circulaire répondons nous également sur la base d'une économie basée sur davantage de réparabilité, de réemploi, de réduction de déchets et au pire de recyclabilité.
Sur la base également d'une économie de la fonctionnalité fondée sur les usages davantage que sur le transfert de propriété.
Sur la base enfin d'une mutualisation de moyens entre différents acteurs économiques, voire d'un échange vertueux, les déchets des uns pouvant servir de matières premières aux autres.
Une façon pertinente de changer de modèle économique, un modèle économique plus vertueux de l'environnement et qui permet aux entreprises de gagner autrement de l'argent, aux consommateurs de consommer de façon plus responsable.
Deux voies certes indispensables. Mais pas suffisantes pour diminuer vraiment notre empreinte écologique.
On fabrique ainsi en masse des voitures électriques sans modifier la logique générale de la mobilité et en extrayant sans cesse des métaux rares pour les batteries, sans parler de la multiplication des infrastructures de recharge. On croit pouvoir faire du nucléaire à grande échelle en temps et en heure pendant que les fleuves s'assèchent et que les sols s'appauvrissent. « Une vue partielle et en emplâtre sur une jambe de bois » comme l'explique brillamment dans le livre
Agnès Sinaï. Cette énergie demande à utiliser massivement du charbon, de l'uranium et du cuivre. Encore et toujours. Une fuite en avant…
Or, le but, si nous voulons donner un avenir à notre descendance, est de baisser la demande énergétique, l'extraction de matériaux, l'usage des sols, l'impact sur la biodiversité, les émissions de gaz à effet de serre…
Selon
Serge Latouche, l'un des principaux théoriciens et promoteur de
la décroissance en France,
la décroissance est la seule notion nous permettant réellement de « retrouver le sens des limites pour préserver la survie de l'humanité et de la planète » tout en y voyant « une matrice d'alternatives » capable de soulever « la chape de plomb du totalitarisme économique » à partir de ce qu'il nomme les 8R : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler ».
C'est lui,
Serge Latouche, qui a créé il y a dix ans aux éditions le passager clandestin une collection intitulée « Les précurseur.ses de
la décroissance » avec comme objectif de nourrir un contre-imaginaire afin de nous aider de sortir de l'impasse dans laquelle nous enferment les sociétés de croissance. Cette collection avait pour ambition de mettre en lumière cette réflexion en cours et ces racines en exhumant des auteurs, célèbres ou non, qui ont contribué à développer ces perspectives. Cette collection entend montrer que le projet de décroissance n'est pas un retour à l'âge de pierre mais un chemin, le seul chemin, pour l'avenir. Il suggère qu'il est indispensable d'engager une contraction des économies en réduisant la production et la consommation et qu'il est possible de le faire sans diminuer le bien-être du plus grand nombre.
Cette notion de décroissance est née dans les années 70, à l'aune des chocs pétroliers et de l'essoufflement des Trente Glorieuses. Années 70 où
Le Club de Rome avait déjà alarmé sur la croissance économique en mettant pour la première fois la Terre en statistiques et en équation, réalisant des prédictions sombres. Rappelons qu'en 1975, Ecotopia de Callenbach, vantant les bienfaits de l'économie circulaire, paraissait. Oui, cette idée de décroissance a cinquante ans…
A l'occasion des dix ans de cette collection, ce livre propose un bilan d'étape et fait le point sur ce sujet en invitant plusieurs auteur.e.s à partager leur regard. C'est ainsi un éclairage partiel à partir de plusieurs regards tous issus de disciplines différentes, ce qui rend le livre très intéressant. Ces regards croisés explorent les principaux enjeux que pose aujourd'hui cette notion, les lignes de clivage, les questions les plus sensibles, les problématiques et les débats internes qu'elle engendre.
Une diversité d'auteur.e.s, une diversité de matières. Il y a ainsi des économistes comme
Timothée Parrique (qui a écrit l'excellent livre
Ralentir ou périr. L'économie de la décroissance en 2022),
Giorgos Kallis (
Décroissance. Vocabulaire pour une nouvelle ère en 2015) et
Geneviève Azam ; un politiste,
Luc Semal ; un ingénieur,
Philippe Bihouix qui s'interroge sur cette position qui consiste à se cacher derrière l'innovation permanente comme solution à tous nos problèmes ; un géographe,
Guillaume Faburel (qui a publié, entre autres, le récent
Indécence urbaine. Pour un nouveau pacte avec le vivant en 2023) qui met l'accent sur la métropolisation véritable écocide ; un journaliste,
Pierre Thiesset, journaliste à
La Décroissance et qui dirige la collection « le pas de côté » à L'échappée ; un philosophe, Fabrice Filipo, ou encore un socioanthropologue,
Alain Gras.
Toutes et tous montrent que
la décroissance n'est pas le contraire de la croissance ni le synonyme de récession mais d'abord une invitation à regarder la réalité en face, sans tergiverser ou se rassurer à coup de « croissance verte », « croissance smart », ou que sais-je encore.
J'ai particulièrement aimé la façon dont
Timothée Parrique a décidé de construire son chapitre en répondant aux critiques faites à son encontre par l'économiste
David Cayla, lettre ouverte où il revient sur ce qu'est précisément
la décroissance en partant de la notion de PIB et de l'idéologie autour de ce PIB. Il invite ainsi à « décroire » avant de décroitre.
Pour réfléchir aux différentes facettes de cet antiproductivisme émancipateur et salvateur, de cette sobriété libératrice, de ce projet de société, de ce que
la décroissance signifie exactement et ce que qu'elle implique, ce livre est une mine de réflexion selon des angles différents ce qui en fait toute la richesse. Un livre nécessaire ! Un grand merci à Babélio et aux éditions le Passager clandestin pour l'envoi de ce livre qui m'a permis d'approfondir une notion qui m'interpelle depuis longtemps !
« Celui qui pense qu'une croissance infinie dans un monde fini est possible, est soit un fou soit un économiste ». Kenneth Boulding – années 1960 -