PROMENONS-NOUS DANS LES BOIS, VOIR SI LE LOUP...
Mi-décembre 1918. L'armistice est signé depuis à peine plus d'un mois et le lieutenant Ronan est, enfin, sur le chemin du retour au pays. Mais la route est longue et les guimbardes de l'époque sont facilement récalcitrantes. Après tous ces kilomètres parcourus depuis l'est profond et meurtri, c'est la panne. Hasard ou coup du sort, le véhicule s'arrête à quelques pas du "Jardin aux Moines", un lieu aujourd'hui bien connu des touristes et qui présente un tertre mégalithique rectangulaire peu fréquent, datant de près de trois mille ans, mais dont on sait encore très peu de choses.
Certes, nous ne sommes pas ici pour faire du tourisme populaire ni de l'archéologie et c'est bien autre chose que ce lieu étrange et mystique évoque au Lieutenant Ronan. C'est à son propre passé qu'il songe, comme si, après quatre années de la pire des guerres, il fallait enfin qu'il se souvienne aussi de ses combats intimes... Empruntant dès lors les chemins de l'analepse, Ronan se plonge dans son passé d'il y a quarante ans, tandis que jeune garçon de sept ou huit ans, orphelin de mère et passé sous la coupe d'un père devenu alcoolique et violent, il était parti en expédition avec ses rares amis d'antan : Ewenn, une petite brunette un rien sauvageonne dont la mère, considérée comme une sorcière, est rejetée par la communauté villageoise, sauf lorsqu'il y a besoin d'une potion, d'un onguent, d'un sort contre le feu... Il y a aussi Marie, l'enfant fragile - elle est sujette à de violentes crises d'asthme - d'un riche bourgeois parisien presque toujours absent ; elle est un peu godiche et apprêtée mais elle est douce, patiente et gentille, et puis, c'est la jolie blonde de l'équipe ! Il y a enfin Mabik, surnommé "Gros-Mab" affectueusement, en raison de son gabarit légèrement hors norme pour son âge ; lui refuse de le voir, mais il semble communément admis que sa maman très bigote n'a pas conçu son rejeton que par la vertu du Saint-Esprit mais fort probablement des actions de grâces très appuyées du curé du village : la ressemblance est aussi évidente qu'un christ au milieu de sa croix... Il y a enfin, invité involontaire mais consentant, le jeune cousin Kilian - c'est une des toutes petites "faute de goût" de l'album : ce prénom n'est donné chez nous que depuis les années 1990, et par ailleurs fort rare même sur sa terre de prédilection, l'Irlande. On aurait pu trouver un prénom plus "d'époque" - dont Mabik a charge, bien malgré lui, en ce jour de grande expédition. Mais si le petiot ne sait encore parler, il n'en comprend pas moins ce qu'on lui demande, sait se faire comprendre et accepte de se faire trimbaler en des lieux étrangers.
Après quelques turpitudes, voila donc notre petit "Club des Cinq" (Maître Alfaric, ici comme ailleurs, ne s'y trompe pas : on songe immédiatement au petit groupe d'aventuriers en culottes courtes créé par
Enid Blyton !) qui se dirige vers le fameux "Jardin au Moines" et si les éléments ne se mettent vraiment pas de la partie, c'est un bien autre drame qui va entacher cette histoire entamée sous les meilleurs auspices.
Il est difficile de dire à partir de quel moment une histoire romanesque devient conte ni quand le conte prend et confine autant à la légende qu'aux mythes, ou que l'histoire véritable cède le pas à l'imaginaire véridique - oxymore indispensable ici. C'est difficile à révéler, lorsque cette étrange potion est réalisée avec attention, patience, un rien de sagacité, ce qu'il aut d'originalité et pas mal d'expérience. Indubitablement,
Nicolas Jarry, le dessinateur Djief et la coloriste
Elodie Jacquemoire y parviennent sans coup férir. Mais soyons un instant chagrin - et "local de l'étape" - avant de pouvoir expliquer comme certains détails sauront faire oeuvre ou feront peine à voir, selon qu'on sait embarquer le lecteur ou non. Pour qui aura visité le charmant village de Paimpont, se sera intéressé à son histoire, il ou elle se souviendra que c'est un village du pays gallo (une sorte de sas entre la France de la IIIème République qui nous intéresse ici, et la Bretagne bretonnante, "folklorique" pour les plus indélicats, quelques pas plus à l'ouest encore) où ces quelques costumes (ils ne sont cependant que l'exception au détour d'une page) visiblement plus "bas bretons" (Finistère, pays de l'Aven ?)que crédible dans cette "haute-Bretagne" paimpontaise. le visiteur aura aussi compris que jusque vers le début du XXème siècle, Paimpont, c'était avant tout une abbaye et son lac (plus loin, ses forges) : rien de cela ici. Pourtant, sans que cela ressemble un instant à ce que l'on en sait, on y croit à ce petit coin de Bretagne, parce que le canadien Djief sans s'y prendre pour nous faire croire à l'impossible vraisemblable - ce sera encore plus vrai lorsqu'il emmènera le lecteur vers les rivages improbablement véridiques de la fantaisie : un dragon de toute beauté est là pour en convaincre le plus récalcitrant des lecteurs -. Il y a aussi ces gosses qui doivent parcourir des arpents entiers avant de parvenir en lisière de forêt : pas plus au centre de la mystérieuse Brocéliande que Paimpont. Quant à cette inquiétude de gamins de la campagne qui s'échappent de la férule des adultes, mais qui craignent de se faire attraper... Les temps changent très vite, mais il fut une époque, à la campagne plus qu'ailleurs sans nul doute, où les gamins pouvaient disparaître dans leur monde "d'émerveilleux" des heures durant sans que les adultes s'en préoccupe grandement. Souvenez-vous de "La guerre des boutons". On pourrait aussi s'étonner de cet homme un peu vieux pour n'être que Lieutenant au sortir de la guerre, mais ce n'était, certes, qu'un simple appelé. On pourra aussi reprocher, ici et là, une narration un peu pesante, un rien trop étale, mais c'est aussi le soucis de ce genre d'album condamné à tout devoir dire en un minimum d'espace. Voila pour les (éventuelles) petites invraisemblances, les (très) légères déceptions ou remarques très légèrement critiques.
Ceci étant,
Nicolas Jarry et ses deux compères artistes du pinceau font oublier au fâcheux ces insignifiants détails, parce que tout, ici, fonctionne à merveille. Il y a d'abord l'évocation : L'enfant conteur qui croit à la force des contes et qui se fait passeur - Jarry relate ici l'une des plus fortes histoires liée au Jardin aux Moines, et parmi les plus caractéristiques de l'imaginaire local : la légende du Seigneur Gastern -. Il y a cette dramaturgie impeccable, oscillant entre moments heureux, instants de tension inhérent à tout groupe dans lequel un chef semble se détacher mais sans qu'il ait été rien décidé. Il y a encore ce passé déjà très lourd quoi que parfaitement contraint, involontaire, de ces enfants ayant tous - sauf le petit Kilian - des problèmes liés à leur parentalité. Et puis, peu à peu, on pénètre dans le monde fascinant de la «low fantasy», avec ces bizarres petits squelettes qui évoquent de drôles de formes humanoïdes d'abord, puis ces antiques rêves de bambin perdant sa mère... le "vrai" monde est bien là, avec son lot de luttes pour la survie à l'âge des découvertes - qui peut se transformer en bête castagne avec les mauvais gars du coin - , mais "l'autre monde" n'attend qu'un détail, une ouverture, une porte pour s'imposer à ce quotidien sombre. Cet accès, le futur lieutenant va le découvrir incidemment tandis qu'il pénètre le tertre préhistorique du Jardin aux Moines - forêts et pierres ne sont-ils pas, de tout temps, des lieux privilégiés de passage d'un monde à l'autre ? - et, à partir de ce moment, tout est absolument différent, magique, possible, réaliste dans l'incroyable. Mais tout cela serait un peu vain sans un autre élément indispensable à toute bonne histoire : la Quête. Elle sera double et doublement terrible, obligeant le jeune garçon à un choix bien cornélien : s'enfoncer dans les profondeurs des lieux habités par le petit peuple pour sauver Kilian et s'enfoncer dans ses propres souvenirs pour retrouver un visage, celui d'une mère trop tôt disparue, la possibilité de résoudre l'un interdisant par absolu de résoudre l'autre. On est dans la pure mythologie, a mi chemin entre Orphée désirant faire sortir son Eurydice des enfers ou la fille de Loth qui ne peux s'abstenir d'un ultime regard en direction de son passé. Dans les deux cas comme dans ce troisième, c'est à un choix impossible que le si jeune petit héros de l'album est confronté et le dénouement ne peut en être que terrible, autant qu'il semble définitif... Sauf que, force du monde de Faérie, rien ne l'est jamais tout à fait et le scénariste a l'intelligence ainsi que la malignité, une de ces tendres et insignes scélératesses d'auteur que le lecteur aime à découvrir tandis que tout semblait pourtant achevé et refermé.
Ce troisième volet de cette série consacrée au "Petit Peuple" de Brocéliande est, vous l'aurez compris, une véritable réussite tant narrative que graphique. Après un premier volume intéressant mais au résultat mitigé puis un second très décevant, il semble que la série trouve enfin son rythme, mais c'est aussi le risque inhérent à ce genre de série composée d'une succession de "one shot" d'auteurs et de dessinateurs différents, plus ou moins doués, plus ou moins convainquant, plus ou moins "dans" leur sujet. Ne boudons pas notre plaisir, Jarry nous embarque très loin vers ces rivages de l'enfance où rêve et réalité sont incontournablement entremêlés, puisant aussi avec discernement et finesse au plus profond de nos imaginaires universels tout en sachant évoquer avec tact mais sans concession le monde des adultes, celui des drames, des violences - publiques ou privées, sociales, familiales, économiques, historiques -, des mensonges - il s'en trouve ici un panel incroyable de nuances -, des faux-semblants ou des faux-fuyants dont nos chères "petites têtes blondes" sont si souvent les témoins involontaires mais bien moins innocents, ignorants qu'on se plait trop souvent à le croire, pour se rassurer. Mais cette trame et tous ses composés n'auraient su atteindre leur but sans le magistral dessin de Djief, lequel allie un semi-réalisme très sûr à une poésie très forte du détail - il suffit de bien regarder la couverture de ce Jardin aux Moines pour se convaincre de la richesse des décors, de cette faune et de cette flore tour à tour réaliste ou fantastique : l'entièreté de l'album est du même tonneau, et l'on ne se lasse pas d'aller y abreuver le regard (jetez un oeil du côté du dragon de l'histoire : il est de toute splendeur) ! - mais, ne soyons pas injuste ni oublieux, ce superbe dessin ne saurait traduire autant de force ni de beauté sans la délicatesse et l'exactitude des couleurs d'
Elodie Jacquemoire que l'on savait douée mais qui se surpasse ici, indubitablement. Une très belle réussite, même en ayant l'oeil parfois un peu sévère - injuste ? - du "local de l'étape"...
Plutôt que d'ergoter laissons-nous tout simplement accompagner par trois auteurs inspirés, pour nous promener dans les bois, voir si nos loups intimes n'y sont pas.