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Pierre du Colombier (Traducteur)
EAN : 9782700716443
509 pages
Aubier Montaigne (08/01/1992)
3.64/5   7 notes
Résumé :
J. W. von Goethe (1749-1832) avait soixante ans lorsqu'il commença à composer la première partie de son autobiographie, dont le plan fut achevé en octobre 1809. La publication des trois premières parties, divisées chacune en cinq livres, s'échelonna entre 1811 et 1814. La quatrième partie, ébauchée en 1816, achevée en 1831, fut publiée à titre posthume, par les soins d'Eckermann, en 1833. Cette autobiographie s'arrête en 1775 : cette année-là, renonçant à partir pou... >Voir plus
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Je dois encore faire mention d’une famille considérable, sur laquelle j’entendis, dès mes plus jeunes années, beaucoup de récits étranges, et dont quelques membres m’ont offert à moi-même de singuliers spectacles. C’était la famille de Senckenberg. Le père, dont je sais peu de chose, était riche. Il avait trois fils, qui, dès leur jeunesse, furent généralement signalés comme des originaux. Ce n’est pas là un titre à la faveur, dans une ville de médiocre étendue, où personne ne doit se distinguer ni en bien ni en mal. Les sobriquets et les contes bizarres, qui se gravent pour longtemps dans la mémoire, sont les fruits ordinaires d’une pareille singularité. Le père demeurait au coin de la Hasengasse (Rue aux lièvres), ainsi nommée d’un lièvre ou même de trois, sculptés sur la face de la maison. On appela donc aussi les trois frères les trois lièvres, et ce sobriquet leur resta longtemps. Mais souvent les grandes qualités s’annoncent dans la jeunesse par quelque chose de bizarre et de malséant, et c’est ce qui arriva dans cette famille. L’aîné fut plus tard le conseiller aulique de Senckenberg, si honorablement connu ; le second entra dans la magistrature et montra des talents supérieurs, dont il abusa dans la suite, en chicaneur et même en malhonnête homme, au préjudice, sinon de sa patrie, du moins de ses collègues. Le troisième frère, homme d’une grande probité, fut médecin, mais il pratiquait peu et seulement dans les grandes maisons. Il eut, jusque dans sa dernière vieillesse, un extérieur un peu bizarre. Il était toujours vêtu avec une grande propreté, et jamais on ne le voyait dans les rues autrement qu’en souliers et en culotte courte, avec une perruque à boucles, bien poudrée, le chapeau sous le bras. Il marchait vite, les yeux baissés, mais avec un balancement singulier, en sorte qu’il se trouvait tantôt d’un côté de la rue tantôt de l’autre, et décrivait en marchant des zigzags. Les railleurs disaient que, par ces déviations, il s’efforçait d’échapper aux âmes trépassées qui voulaient le poursuivre en ligne droite, et qu’il imitait les gens qui fuient un crocodile. Mais toutes ces plaisanteries et ces joyeux propos firent place au respect, lorsqu’il consacra à une institution médicale sa belle demeure, avec cour, jardin et toutes les dépendances, où furent établis, à côté d’un hôpital réservé aux bourgeois de Francfort, un jardin botanique, un amphithéâtre anatomique, un laboratoire de chimie, une bibliothèque considérable, et un logement pour le directeur ; en sorte qu’il n’est pas d’université qui ne se fut honorée d’un pareil établissement.

Un autre homme excellent, dont la personne et plus encore les écrits, ainsi que l’action qu’il exerçait sur le voisinage, ont eu sur moi une influence marquée, fut Charles Frédéric de Moser, que l’on citait toujours dans notre pays pour son activité pratique. C’était aussi un homme d’un caractère profondément moral, qui, devant lutter quelquefois contre les infirmités de la nature humaine, en fut conduit jusqu’au piétisme. Il Voulait amener la vie d’affaires, comme de Loen la vie de cour, à une pratique plus consciencieuse. La plupart des petites cours allemandes offraient une foule de maîtres et de serviteurs, dont les premiers exigeaient une obéissance absolue, tandis que les autres ne voulaient le plus souvent agir et servir que d’après leurs convictions, il en résultait un conflit perpétuel, des changements rapides et des explosions, parce que les effets d’une conduite absolue sont beaucoup plus tôt sensibles et funestes sur un petit théâtre que sur un grand. Beaucoup de maisons étaient obérées, et des commissions impériales de liquidation nommées pour cet effet ; d’autres maisons se trouvèrent plus tôt ou plus tard dans la même voie, et les serviteurs en profitaient sans scrupule ou, s’ils étaient scrupuleux, se rendaient importuns et désagréables. Moser voulut agir à la fois en homme d’État et en homme d’affaires, et ses talents héréditaires, développés jusqu’au métier, lui valurent des bénéfices considérables ; mais il voulait aussi agir en homme et en citoyen, et déroger aussi peu que possible à sa dignité morale. Son Maître et serviteur, son Daniel dans la fosse au lion, ses Reliquiæ sont le tableau fidèle de la situation dans laquelle il se trouvait, non pas, il est vrai, torturé, mais du moins gêné. Ils expriment tous l’impatience, dans un état aux relations duquel on ne peut se faire, et dont on ne saurait pourtant se délivrer. Avec cette manière de penser et de sentir, il dut souvent chercher des emplois nouveaux, et sa grande habileté ne le laissait pas en manquer. Il me reste de lui le souvenir d’un homme agréable, mobile, mais affectueux.

Déjà cependant le nom de Klopstock produisait de loin sur nous une grande impression. D’abord on s’étonna qu’un homme si éminent eût un nom si bizarre[4], mais on y fut bientôt accoutumé, et l’on ne songea plus à la signification de ces syllabes. Je n’avais trouvé jusqu’alors dans la bibliothèque de mon père que les poètes antérieurs, surtout ceux qui s’étaient élevés et illustrés peu à peu de son temps. Tous leurs vers étaient rimes, et mon père jugeait la rime indispensable aux œuvres poétiques. Canilz, Hagedorn, Drolling, Gellert, Creuz, Haller, étaient là rangés, élégamment reliés en veau. Auprès d’eux se trouvaient le Télémaque de Neukirch, la Jérusalem délivrée de Kopp et d’autres traductions. J’avais lu avec ardeur tous ces livres dès mon enfance, et j’en avais appris des morceaux, qu’on me demandait souvent de réciter pour l’amusement de la compagnie ; mais ce fut pour mon père une époque affligeante que celle où les vers de la Messiade, qui ne lui semblaient pas des vers, devinrent l’objet de l’admiration publique. Il s’était bien gardé de se procurer cet ouvrage, mais notre ami, le conseiller Schneider, le fit entrer en contrebande, et le glissa dans les mains de la mère et des enfants.

La Messiade avait produit, dès son apparition, une impression profonde sur cet homme livré aux affaires et qui lisait peu. Ces sentiments pieux, dont l’expression est si naturelle et si noble tout à la fois, ce langage enchanteur, lors même qu’on ne voulait y voir qu’une prose harmonieuse, avaient tellement captivé cet esprit, d’ailleurs froid, qu’il regardait les dix premiers chants (car c’est proprement de ceux-là qu’il s’agit) comme le livre de dévotion le plus excellent, et, tous les ans, dans la semaine sainte, pendant laquelle il savait se dérober à toutes les affaires, il le lisait dans la retraite, d’un bout à l’autre, et y puisait une force nouvelle pour l’année tout entière. Il songea d’abord à faire part de ses sentiments à son ancien ami, mais il fut bien déconcerté de trouver chez lui une répugnance insurmontable pour un ouvrage d’un si rare mérite, à cause d’une forme qu’il jugeait lui-même indifférente. La conversation, comme on peut croire, retomba souvent sur ce sujet ; mais les deux partis s’éloignaient toujours plus l’un de l’autre, il y eut des scènes violentes, et le facile conseiller finit par se résigner à garder le silence sur son livre favori, de peur de perdre à la fois un ami d’enfance et un bon dîner tous les dimanches.

C’est le désir le plus naturel de chacun de faire des prosélytes, et combien notre ami ne se trouva-t-il pas récompensé en secret, lorsqu’il découvrit dans le reste de la famille des cœurs si accessibles à son saint ? L’exemplaire, dont il ne se servait qu’une semaine chaque année, était à nous pour le reste. Notre mère le tenait caché, la sœur et le frère s’en emparaient quand ils pouvaient, pour se blottir dans un coin aux heures de loisir, apprendre par cœur les passages les plus frappants, et recueillir surtout aussi vite que possible dans leur mémoire les plus tendres et les plus passionnés.

Nous récitions à l’envi le songe de Porcia, et nous nous étions partagé les rôles dans l’entretien furieux et désespéré entre Satan et Adramélech, précipités dans la mer Rouge. Le premier rôle, comme le plus violent, m’était échu en partage ; ma sœur s’était chargée de l’autre, un peu plus lamentable. Les malédictions mutuelles, horribles, à la vérité, mais sonores, coulaient tout uniment de nos lèvres, et nous saisissions chaque occasion pour nous saluer de ces paroles infernales.

C’était un samedi soir, en hiver (notre père se faisait toujours raser à la lumière, afin de pouvoir s’habiller à son aise, le dimanche matin, pour aller à l’église). Nous étions assis derrière le poêle, et, pendant que le barbier mettait le savon, nous murmurions assez bas nos imprécations ordinaires. Au moment où Adramélech devait saisir Satan avec ses mains de fer, ma sœur me prit violemment et récita ce passage, assez bas, mais avec une passion croissante : « Aide-moi, je t’en supplie ! Je t’adore, si tu l’exiges, ô monstre !… Réprouvé, noir scélérat, aide-moi ! Je souffre le tourment de la mort vengeresse, éternelle. Autrefois je pouvais te haïr d’une haine ardente, furieuse : maintenant je ne le puis plus. C’est là aussi une poignante douleur. » Jusque-là tout s’était assez bien passé ; mais, arrivée aux mots qui suivent, Cornélie s’écria d’une voix terrible : « Oh ! comme je suis brisé ! » Le pauvre barbier eut peur, et répandit l’eau de savon sur la poitrine de mon père. Cela causa un grand tumulte ; on fit une enquête sévère, surtout en considération du malheur qui aurait pu arriver, si l’on eût été en train de raser. Pour éloigner de nous tout soupçon de malice, nous avouâmes nos rôles diaboliques, et le mal que les hexamètres avaient occasionné était trop manifeste, pour qu’on ne dût pas de nouveau les décrier et les proscrire. C’est ainsi que les enfants et le peuple ont coutume de tourner en jeu, et même en bouffonnerie, le grand et le sublime ; et, sans cela, comment seraient-ils en état de le soutenir et de le supporter ?
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Après que j’eus achevé dans ce berceau mon conte, où l’ordinaire alternait assez agréablement avec l’impossible, je vis mes auditrices, qui m’avaient paru y prendre jusque-là un intérêt tout particulier, enchantées au plus haut point de mon singulier récit. Elles me prièrent instamment de leur écrire ce conte, afin de pouvoir le relire souvent entre elles et de le lire à d’autres. Je le promis d’autant plus volontiers que j’espérais m’assurer par là un prétexte à répéter ma visite et l’occasion de faire plus intime connaissance. La société se sépara un moment, et chacun sentait, je crois, qu’après une journée si vive, la soirée pourrait être un peu languissante. Mon ami m’ôta ce souci en demandant pour nous la permission de prendre congé sur-le-champ : comme étudiant appliqué et régulier, il désirait passer la nuit à Drousenheim, et se trouver le lendemain de bonne heure à Strasbourg.

Nous gagnâmes notre gîte en silence ; moi, parce que je me sentais dans le cœur un hameçon qui me tirait en arrière, lui, parce qu’il avait dans l’esprit une autre idée, dont il me fit part dès notre arrivée. « C’est singulier, dit-il, que tu sois justement tombé sur ce conte ! As-tu remarqué qu’il faisait une impression toute particulière ? — Sans doute ! Comment n’aurais-je pas remarqué qu’à certains endroits, l’aînée riait plus que de raison, que la cadette secouait la tête, que vous vous adressiez des regards significatifs, et que tu semblais prêt à perdre contenance ? J’avoue que j’ai failli en être déconcerté, car je me suis figuré qu’il n’était peut-être pas convenable de conter à ces bonnes jeunes filles de telles balivernes, qu’il vaudrait mieux leur laisser ignorer, et de leur donner des hommes des idées aussi mauvaises que celles qu’elles doivent se former nécessairement d’après la figure de l’aventurier. — Nullement, répliqua-t-il, tu ne devines pas. Et comment devinerais-tu ? Ces bonnes jeunes filles ne sont pas si ignorantes de ces choses que tu le crois ; car la nombreuse société qui les entoure leur donne lieu de faire bien des réflexions, et il existe justement, au delà du Rhin, un couple tel que tu l’as dépeint, mais avec l’exagération du conte. Le mari est grand, robuste et pesant, la femme si mignonne et si délicate, qu’il pourrait la porter sur la main. Le reste de leur histoire s’accorde à tel point avec ton récit que les jeunes filles m’ont demandé sérieusement si tu connaissais ces personnes, et si c’est par malice que tu en as fait la peinture. Je leur ai assuré que non, et tu feras bien de ne pas écrire ton conte. Avec des délais et des prétextes nous trouverons une excuse. » Je fus bien surpris, car je n’avais eu en vue aucun couple de la rive gauche ou de la rive droite ; je n’aurais même pas su dire comment cette idée m’était venue. J’aimais à occuper ma pensée de ces badinages, sans aucune allusion, et je croyais qu’il devait en être de même de mes auditeurs.

Revenu dans la ville à mes études, je les trouvai plus pénibles qu’auparavant, car l’homme né pour l’activité entreprend trop de choses et se surcharge de travaux : cela réussit parfaitement jusqu’à ce qu’un obstacle physique ou moral survienne, pour rendre manifeste la disproportion des forces et de l’entreprise. Je poursuivais mes études de droit avec l’application nécessaire pour être en état de prendre mes degrés avec quelque honneur. La médecine m’attirait, parce qu’elle me dévoilait ou du moins me montrait la nature sous toutes ses faces, et l’habitude et mon entourage m’enchaînaient à cette étude. Je devais aussi à la société une part de mon temps et de mon attention, car j’avais eu avec plusieurs familles des rapports aussi doux qu’honorables. Mais j’aurais porté et continué tout cela, si Herder ne m’avait imposé un fardeau qui me pesait outre mesure. Il avait déchiré le rideau qui cachait à mes yeux la pauvreté de la littérature allemande ; il avait détruit impitoyablement mes préjugés ; je ne voyais plus dans le ciel de ma patrie qu’un petit nombre d’étoiles marquantes, car il traitait toutes les autres de lueurs passagères ; il avait même tellement réduit ce que je pouvais attendre et présumer de moi, que je commençais à désespérer de mes forces. Toutefois il m’entraînait en même temps sur la routé large et belle qu’il se disposait lui-même à parcourir ; il attirait mon attention sur ses auteurs favoris, parmi lesquels Swift et Hamann étaient au premier rang, et il me secouait plus fortement qu’il ne m’avait abaissé. A ces diverses causes de trouble venait s’ajouter une passion naissante, qui, en menaçant de m’absorber, pouvait bien me distraire de cette situation, mais non me la faire surmonter. De plus, je souffrais d’un mal corporel : après le repas, je me sentais la gorge comme étranglée, et je ne fus délivré de cette gêne que plus tard, mais très-aisément, en renonçant à un vin rouge que nous buvions d’ordinaire et très-volontiers dans notre pension. Cette incommodité insupportable m’avait aussi quitté à Sesenheim, en sorte que je m’y trouvais doublement heureux. Quand je retournais à mon régime de la ville, elle revenait aussitôt, à mon vif chagrin. Tout cela me rendait rêveur et morose, et mon extérieur répondait sans doute à l’état de mon âme.

Plus chagrin que jamais, parce que mon mal m’avait pris violemment en sortant de table, j’assistais au cours de clinique. La sérénité, la bonne humeur, avec laquelle notre maître vénéré nous conduisait d’un lit à l’autre, son exacte observation des symptômes marquants, ses jugements sur la marche générale de la maladie, sa belle méthode hippocratique, par laquelle, sans théorie, se développaient de son expérience propre les formes de la science ; les discours par lesquels il terminait d’ordinaire ses leçons : tout cela m’attirait vers lui, et me rendait plus cher et plus intéressant un domaine étranger, dans lequel je ne portais la vue, pour ainsi dire, que par un jour dérobé. Mon horreur des malades diminuait insensiblement, à mesure que j’apprenais à transformer ces situations en idées, par lesquelles apparaissaient comme possibles la guérison, le rétablissement de la figure et de l’être humain. Il m’avait sans doute observé particulièrement, comme un jeune homme bizarre, et m’avait pardonné la singulière anomalie qui m’attirait à ses leçons. Cette fois, il ne termina pas son exposition comme à l’ordinaire par une instruction qui eût rapport à quelqu’une des maladies observées, mais il nous dit gaiement : « Messieurs, nous avons devant nous quelques jours de vacances : profitez-en pour vous divertir. Les études veulent sans doute de l’ardeur et du zèle, mais elles veulent aussi un esprit libre et serein. Donnez à votre corps du mouvement, parcourez à pied et à cheval ce beau pays. L’Alsacien reverra avec plaisir ce qu’il connaît, et l’étranger y trouvera des impressions nouvelles, avec un trésor d’agréables souvenirs. »

Nous n’étions proprement que deux à qui cette exhortation pouvait s’adresser. Puisse cette ordonnance avoir eu pour mon camarade la même évidence que pour moi ! Je crus entendre une voix du ciel. Je me hâtai de louer un cheval, et de m’habiller proprement. Je fis appeler Weyland : il n’était pas chez lui. Cela ne m’arrêta point. Malheureusement les préparatifs tirèrent en longueur, et je ne partis pas aussitôt que je l’avais espéré. J’eus beau presser mon cheval, la nuit me surprit. Je ne pouvais me tromper de route, et la lune éclairait ma fougueuse entreprise. La nuit était orageuse et sombre ; je poussais mon cheval au galop, afin de n’être pas obligé d’attendre au lendemain matin pour voir Frédérique. Il était déjà tard, quand je logeai mon cheval à Sesenheim. Je demandai à l’aubergiste s’il y avait encore de la lumière à la cure : il m’assura que les demoiselles venaient seulement de rentrer ; il croyait avoir ouï dire qu’elles attendaient un étranger. Cela me fâcha, car j’aurais désiré être le seul. Je courus, voulant du moins, si tard qu’il fût, arriver le premier. Je trouvai les deux sœurs assises devant la porte. Elles ne semblèrent pas trop surprises, mais, moi, je le fus quand Frédérique dit à l’oreille d’Olivia, de façon toutefois que je pus l’entendre : « Ne l’ai-je pas dit ? C’est lui ! » Elles me firent entrer, et je trouvai une petite collation servie. La mère me salua comme une vieille connaissance. Mais quand l’aînée me vit à la lumière, elle éclata de rire, car elle avait de la peine à se contenir. Après cette réception un peu singulière, la conversation devint tout de suite franche et gaie, et, ce qui me resta caché le soir, je l’appris le lendemain. Frédérique avait prédit que je viendrais : et qui ne sent pas quelque satisfaction à voir se réaliser un présage, même fâcheux ? Tous les pressentiments que l’événement confirme donnent à l’homme une plus haute idée de lui-même ; qu’il se puisse croire une sensibilité assez délicate pour être affecté d’un rapport éloigné, ou assez pénétrante pour apercevoir des enchaînements nécessaires, mais incertains. Les rires d’Olivia me furent aussi expliqués : elle avoua qu’elle avait trouvé fort plaisant de me voir cette fois paré et bien équipé. Frédérique aima mieux ne pas attribuer cette toilette à la vanité, et y voir plutôt le désir de lui plaire.
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LE NOUVEAU PÂRIS.

(CONTE ENFANTIN.)
J’ai rêvé l’autre nuit (c’était la veille de la Pentecôte) que j’étais devant un miroir, occupé à mettre les nouveaux habits d’été que mes chers parents m’avaient commandés pour la fête. Cet habillement consistait, comme vous savez, en souliers d’un beau cuir, avec de grandes boucles d’argent, bas de coton fin, culotte de serge noire et habit de bouracan vert, avec des paillettes d’or. La veste, en drap d’or, était la veste de noces de mon père, ajustée à ma taille. J’étais frisé et poudré, les boucles s’écartaient de ma tête comme de petites ailes. Mais je ne pouvais venir à bout de ma toilette, parce que je confondais toujours les pièces d’habillement, et que la première me tombait toujours du corps, quand je voulais mettre la seconde. Dans ce grand embarras, je vis approcher un beau jeune homme, qui me salua de la manière la plus amicale, « Soyez le bienvenu, lui dis-je, je suis charmé de vous voir ici. — Vous me connaissez donc, répliqua-t-il en souriant. — Pourquoi pas ? répondis-je de même avec un sourire. Vous êtes Mercure, et je vous ai vu assez souvent, en image. — C’est moi, en effet, dit-il, et les dieux m’envoient auprès de toi avec un message important. Vois-tu ces trois pommes ? »

Il avança fa main et me montra trois pommes, qu’elle pouvait à peine contenir, et aussi merveilleusement belles qu’elles étaient grosses. L’une rouge, l’autre jaune et la troisième verte. Elles semblaient des pierres précieuses, auxquelles on aurait donné la forme de fruits. Je voulus m’en saisir, mais le dieu les retira et me dit : « Apprends d’abord qu’elles ne sont pas pour loi. Tu devras les donner aux trois plus beaux jeunes gens de la ville, qui trouveront ensuite, chacun d’après son lot, des épouses comme ils peuvent les souhaiter. Prends et fais pour le mieux, » dit-il en me quittant. Il plaça dans mes mains ouvertes les trois pommes, qui me semblèrent devenues encore plus grosses. Je les présentai à la lumière, et je les trouvai tout à fait transparentes ; mais bientôt elles s’allongèrent, se dressèrent et devinrent trois belles, belles petites dames, pareilles à des poupées de grandeur moyenne, dont les habits étaient de la même couleur que les pommes avaient été. Puis elles glissèrent doucement au bout de mes doigts, en montant, et, quand je voulus les attraper, pour en garder au moins une, déjà elles voltigeaient haut et loin, et je ne pouvais plus que les suivre des yeux. Je demeurais là tout ébahi et pétrifié, les mains encore en l’air, et je regardais mes doigts, comme s’il y avait eu quelque chose n voir. Tout à coup je vis danser au bout de mes doigts une délicieuse fillette, plus petite que les premières, mais tout à fait éveillée et mignonne, et, comme elle ne s’envolait pas ainsi que les antres, et qu’elle passait, en dansant, d’un doigt à l’autre, je la contemplai quelque temps, émerveillé. Cependant, comme elle me plaisait infiniment, je crus enfin pouvoir la saisir, et je songeais à l’attraper adroitement : mais, à l’instant, je me sentis frappé à la tête de telle sorte que je tombai par terre tout étourdi, et ne m’éveillai de ma stupeur que lorsqu’il fut temps de m’habiller et d’aller à l’église.

Pendant le service divin je passai bien souvent ces images en revue, et aussi à la table de mes grands-parents, chez qui je dînais. Après midi, je voulus aller voir quelques amis, soit pour me faire voir dans mon nouvel habillement, le chapeau sous le bras et l’épée au côté, soit parce que je leur devais une visite. Je n’en trouvai aucun à la maison, et, apprenant qu’ils étaient allés dans les jardins, je résolus de les suivre, et de passer gaiement la soirée avec eux. Je devais longer le boulevard, et j’arrivai à l’endroit qu’on appelle à juste titre le Mauvais mur, car il est toujours assez suspect. Je marchais lentement et je pensais à mes trois déesses, mais surtout à la petite nymphe, et je tenais quelquefois les doigts en l’air, dans l’espérance qu’elle serait assez aimable pour venir s’y balancer encore. Comme j’avançais, occupé de ces pensées, je vis à main gauche, dans le mur, une petite porte, que je ne me souvenais pas d’avoir jamais vue. Elle semblait basse, mais l’ogive qui la terminait aurait livré passage à l’homme le plus grand. L’arcade et les jambages avaient été fouillés avec la dernière élégance par le tailleur de pierres et le sculpteur, mais la porte même attira tout d’abord mon attention. Le bois brun, très-vieux, avec, peu d’ornements, était garni de larges bandes de bronze, travaillées en relief et en creux, et je ne pouvais assez en admirer le feuillage, où étaient perchés les oiseaux les plus naturels. Mais ce qui me parut le plus remarquable, ce fut de ne voir ni trou de serrure, ni loquet, ni marteau, et j’en conclus que cette porte ne s’ouvrait que de l’intérieur. Je ne m’étais pas trompé, car, au moment où je m’en approchais pour tâter les ornements, elle s’ouvrit en dedans, et un homme parut, dont l’habillement était assez long, assez ample et singulier. Une barbe vénérable ombrageait son menton, et j’étais disposé à le prendre pour un juif ; mais, comme s’il eût deviné ma pensée, il fit le signe de la croix, me donnant ainsi à entendre qu’il était bon catholique.

« Mon jeune Monsieur, qu’est-ce qui vous amène, et que faites-vous là ? dit-il d’un air et d’un ton gracieux. — J’admire, lui répondis-je, le travail de cette porte, car je n’en ai jamais vu de pareil, si ce n’est sur de petits objets, dans les collections des amateurs. — Je suis charmé, reprit-il, que vous aimiez cet ouvrage. En dedans, la porte est encore beaucoup plus belle. Entrez, s’il vous plaît, » Je ne me sentais pas bien tranquille : le singulier costume du portier, l’isolement et un certain je ne sais quoi, qui me semblait planer dans l’air, m’oppressaient. Je temporisai donc, sous prétexte d’admirer encore le côté extérieur, et je regardai en même temps à la dérobée dans le jardin, car c’était un jardin qui s’était ouvert devant moi. Tout près, derrière la porte, je vis une place que de vieux tilleuls, plantés régulièrement, couvraient de leurs branches touffues, entrelacées, en sorte que les compagnies les plus nombreuses auraient pu y prendre le frais dans la plus grande chaleur du jour. J’étais déjà sur le seuil, et le vieillard sut m’engager à faire toujours un pas de plus. Aussi ne résistais-je pas proprement, car j’avais toujours ouï dire qu’un prince ou un sultan ne doit jamais demander en pareil cas s’il y a du danger. D’ailleurs j’avais mon épée au côté. Et ne saurais-je pas me défaire du vieillard, s’il montrait des dispositions hostiles ?

J’entrai donc, tout à fait rassuré. Le vieillard poussa la porte, qui se ferma si doucement que je m’en aperçus à peine. Alors il me montra l’ouvrage appliqué à l’intérieur, qui, véritablement, était beaucoup plus admirable encore ; il me l’expliqua, me témoignant d’ailleurs une bienveillance particulière. Parfaitement tranquillisé, je me laissai conduire dans l’espace ombragé, le long de la muraille étendue en rond, et j’y trouvai bien des choses à admirer. Des niches, artistement décorées de coquillages, de coraux et de minerais, versaient par des gueules de tritons une eau abondante dans des bassins de marbre ; dans l’intervalle étaient pratiqués des volières et d’autres grillages où des écureuils sautillaient, des cochons d’Inde couraient ça et là, enfin toutes les jolies petites botes qu’on peut désirer. Les oiseaux nous saluaient de leurs cris et de leurs chants à notre passage ; les sansonnets surtout jasaient de la manière la plus folle ! L’un criait toujours : « Pâris ! Pâris ! » et l’autre : « Narcisse ! Narcisse ! » aussi distinctement qu’un petit écolier pourrait le faire. Le vieillard ne cessait pas de me regarder gravement, tandis que les oiseaux criaient ainsi, mais je ne faisais pas semblant de le remarquer, et, en effet, je n’avais pas le temps de prendre garde à lui, car je pouvais fort bien observer que nous faisions le tour d’un rond, et que cet espace ombragé était proprement un grand cercle, qui en renfermait un autre beaucoup plus remarquable.

Nous étions en effet revenus à la petite porte, et il semblait que le vieillard voulût me laisser sortir ; cependant mes yeux étaient fixés sur un grillage d’or qui paraissait enclore le milieu de ce merveilleux jardin, et que j’avais trouvé l’occasion d’observer suffisamment pendant notre promenade, quoique le vieillard sut toujours me tenir auprès du mur, et, par conséquent, assez éloigné du centre. Comme il s’avançait vers la petite porte, je lui dis, avec une révérence : « Vous m’avez montré une si grande complaisance, que j’oserai vous faire encore-une prière avant de vous quitter. Ne pourrais-je voir de plus près celle grille dorée, qui semble enfermer dans un vaste cercle l’intérieur du jardin ? — Fort bien ! répliqua-t-il, mais il faut vous soumettre à quelques conditions. — En quoi consistent-elles ? demandai-je vivement. — Vous devez laisser ici votre chapeau et votre épée, et vous me donnerez la main aussi longtemps que je vous accompagnerai. — Très-volontiers, » lui dis-je, et je posai mon chapeau et mon épée sur le premier banc de pierre que je trouvai.
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À mon réveil, ma méchante humeur aussi se réveilla ; et je devins plus furieux encore, lorsque j’entendis les moqueries et les rires de mon ennemie, qui était tombée, sans doute plus doucement que moi, de l’autre côté du canal. Je me levai donc brusquement, et, voyant dispersée autour de moi la petite armée avec Achille, son chef, que le grillage, en se relevant soudain, avait lancé de mon côté, je saisis d’abord le héros et le jetai contre un arbre. Sa résurrection et sa fuite me charmaient doublement, parce qu’un malin plaisir s’unissait au plus joli spectacle du monde ; et j’étais sur le point d’envoyer après lui tous les Grecs, quand des eaux, sifflant de toutes parts, des pierres et des murs, du sol et des branches, se croisèrent et fondirent à l’improviste sur moi, de quelque côté que je me tournasse. Mon léger vêtement fut bientôt percé ; il était déjà tailladé et je n’hésitai pas à m’en dépouiller ; je jetai mes pantoufles et toutes les pièces de mon habillement l’une après l’autre, et je finis par trouver très-agréable, vu la chaleur du jour, de laisser ces douches jouer sur moi. Je marchais gravement tout nu entre ces eaux bienvenues, et je croyais pouvoir me trouver longtemps aussi bien. Ma colère se calmait, et je n’avais rien de plus à cœur que de me réconcilier avec ma petite ennemie ; mais en un clin d’œil les eaux s’arrêtèrent, et j’étais là tout mouillé sur un sol trempé d’eau.

La présence du vieillard, qui s’offrit à ma vue inopinément, ne me fut nullement agréable. J’aurais désiré, sinon de me cacher, du moins de pouvoir me vêtir. La confusion, le frisson, et mes efforts pour me couvrir un peu, me faisaient jouer un bien triste personnage. Le vieillard profita de ce moment pour me faire les plus vifs reproches. « Qu’est-ce qui m’empêche, s’écria-t-il, de prendre un des cordons verts et d’en mesurer sinon votre cou, du moins votre dos ? » Je pris fort mal cette menace. « Gardez-vous, m’écriai-je, de pareils discours, et même de pareilles pensées ; autrement vous êtes perdus, vous et vos maîtresses. — Qui es-tu donc, demanda-t-il fièrement, pour oser parler ainsi ? — Un favori des dieux, qui est maître de décider si ces dames trouveront de dignes époux et passeront une vie heureuse, ou si elles languiront et vieilliront dans leur cloître enchanté. « Le vieillard fit quelques pas en arrière. « Qui t’a révélé ce mystère ? demanda-t-il, inquiet et surpris. — Trois pommes, trois pierres précieuses. — Et que demandes-tu pour ta récompense ? — Avant tout, la petite fillette qui m’a mis dans cet affreux état. »

Le vieillard se prosterna devant moi, sans se préoccuper de la terre humide et fangeuse, puis il se releva, sans être mouillé, me prit gracieusement par la main, me conduisit dans la première salle, me rhabilla lestement, et bientôt je me vis dans ma toilette des dimanches et frisé comme auparavant. Le portier ne dit plus un mot ; mais, avant de me laisser franchir le seuil, il me retint, et me fit remarquer divers objets contre le mur vis-à-vis, de l’autre côté du chemin, en même temps qu’il me montrait derrière moi la petite porte. Je le compris bien : il voulait me dire de graver ces objets dans ma mémoire, afin de retrouver plus sûrement la porte, qui se ferma aussitôt sur mes talons.

Je remarquai donc soigneusement ce qui était vis-à-vis. Au-dessus d’un grand mur s’élevaient les branches de très-vieux noyers, qui couvraient un partie la corniche terminale. Les branches s’étendaient jusqu’à une table de pierre, dont je pouvais bien distinguer l’encadrement sculpté, mais non lire l’inscription ; la table reposait sur la console d’une niche dans laquelle une fontaine artistement travaillée versait l’eau de vasque en vasque dans un grand bassin, où elle formait comme un petit étang, avant de se perdre dans la terre. Fontaine, inscription, noyers, tout se trouvait d’aplomb l’un sur l’autre : je pourrais le peindre comme je l’ai vu.

On peut juger comment je passai ce soir-là et les jours suivants, et combien de fois je me répétai ces histoires, que je ne pouvais croire moi-même. Aussitôt que la chose me fut possible, je retournai au Mauvais mur pour me rafraîchir du moins la mémoire de ces signes et contempler l’admirable petite porte : mais, à ma grande surprise, je trouvai tout changé. Les noyers s’élevaient par-dessus le mur, mais ils n’étaient pas tout près les uns des autres ; une table était enchâssée dans le mur, mais bien loin à droite des arbres, sans ornements, et avec une inscription lisible ; une fontaine dans une niche se trouve bien loin à gauche, mais elle n’est nullement comparable à celle que j’avais vue, ce qui me ferait croire que la seconde aventure a été un songe comme la première, car, de la petite porte, il ne s’en trouve absolument aucune trace. La seule chose qui me console, c’est que ces trois objets me paraissent changer incessamment de place, car, dans les visites répétées que j’ai faites en ce lieu, j’ai cru remarquer que les noyers se rapprochent un peu les uns des autres, et j’ai fait la même observation sur la table et la fontaine. Vraisemblablement, quand tout sera revenu au même point, la porte sera aussi visible de nouveau, et je ferai mon possible pour renouer l’aventure. Pourrai-je vous conter ce qui arrivera encore, ou cela me sera-t-il expressément défendu ? c’est ce que je ne saurais vous dire.


Ce conte, dont mes camarades voulaient absolument se persuader la vérité, obtint un grand succès. Ils visitèrent chacun à part, sans me le dire non plus qu’aux autres, la place indiquée ; ils trouvèrent les noyers, la table et la fontaine, mais toujours éloignés les uns des autres, comme ils finirent par l’avouer, parce qu’à cet âge on n’aime pas à taire un secret. Mais c’est ici que la dispute commença. L’un soutenait que les objets ne bougeaient pas de place, et qu’ils restaient toujours entre eux à la même distance ; le second assurait qu’ils se remuaient, mais qu’ils s’éloignaient les uns des autres ; le troisième était d’accord avec celui-ci sur la question du mouvement ; mais les noyers, la table et la fontaine lui semblaient plutôt se rapprocher ; le quatrième prétendait avoir vu quelque chose de plus remarquable, c’est-à-dire les noyers au milieu, mais la table et la fontaine aux côtés opposés à ceux que j’avais indiqués. Au sujet des traces de la petite porte, ils variaient aussi, et, par cet exemple, j’apprenais de bonne heure que les hommes se font et peuvent soutenir les idées les plus contradictoires sur une chose toute simple et facile à vérifier. Comme je refusais obstinément de dire la suite de mon conte, cette première partie fut souvent redemandée. Je me gardai bien de beaucoup modifier les circonstances, et, par l’uniformité de mon récit, je changeai, dans les esprits de mes auditeurs, la fable en vérité.

Au reste, j’étais ennemi du mensonge et de la feinte, et, en général, je n’étais point léger : au contraire, les dispositions sérieuses avec lesquelles je considérais dès lors et moi-même et le monde, se montraient aussi dans mon extérieur, et je fus souvent repris amicalement, souvent aussi avec moquerie, sur un certain air de dignité que je me donnais : car, si je ne manquais pas d’amis fidèles et choisis, cependant nous étions toujours le petit nombre, vis-à-vis de ceux qui prenaient plaisir à nous attaquer avec une grossière malice, et qui nous réveillaient souvent d’une manière fort désagréable de ces rêves fabuleux et flatteurs dans lesquels, moi, qui les inventais, et mes camarades, qui s’y intéressaient, nous nous perdions si volontiers. Alors nous reconnûmes une fois de plus, qu’au lieu de s’abandonner à la mollesse et aux plaisirs fantastiques, on avait plutôt sujet de s’endurcir pour supporter ou pour combattre les maux inévitables.
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Parmi les exercices du stoïcisme que je cultivais donc en moi aussi sérieusement qu’il est possible à un enfant, il fallait ranger aussi la patience dans les douleurs corporelles. Nos maîtres, souvent malgracieux et malhabiles, en venaient avec nous aux gourmades et aux coups, contre lesquels les enfants s’endurcissaient d’autant plus que l’indocilité ou la résistance était la faute le plus sévèrement punie. Beaucoup d’amusements du jeune âge reposent sur une émulation de pareilles souffrances ; par exemple, lorsqu’on se frappe avec deux doigts ou avec la main tout entière, jusqu’à l’engourdissement des membres, ou que l’on supporte les coups auxquels on est condamné dans certains jeux avec plus ou moins de légalité ; lorsque, dans la lutte ou la bataille, on ne se laisse pas déconcerter par les pinces de l’adversaire demi-vaincu ; lorsqu’on surmonte une douleur causée par malice ; que même on endure comme chose indifférente les pincements et les chatouillements, auxquels les enfants aiment tant à se livrer les uns envers les autres. Par là, on se donne un grand avantage, qui ne peut nous être sitôt ravi. Cependant, comme je faisais en quelque sorte profession de braver ainsi la douleur, les importunités de mes camarades croissaient d’autant. Et comme une sotte cruauté ne connaît point de bornes, elle savait bien m’en faire sortir à mon tour. Je n’en citerai qu’un exemple. Le maître n’était pas venu donner la leçon. Aussi longtemps que tous les enfants restèrent ensemble, on s’amusa fort gentiment ; mais ceux qui étaient de mes amis s’étant retirés après une assez longue attente, je restai seul avec trois malveillants, qui se proposèrent de me tourmenter, m’outrager et me chasser. Ils m’avaient laissé un moment seul dans la chambre, et ils revinrent avec des verges, qu’ils s’étaient procurées en déliant à la hâte un balai. Je vis leur intention, et, comme je croyais qu’on touchait à la fin de l’heure, je résolus en moi-même sur-le-champ de ne pas me défendre avant que la cloche sonnât. Là-dessus, ils commencèrent impitoyablement à me fouetter les jambes et les mollets de la façon la plus cruelle. Je ne branlai pas, mais bientôt je sentis que j’avais mal compté et qu’une pareille douleur allonge fort les minutes. Avec la patience croissait ma fureur, et, au premier coup de cloche, je pris aux cheveux celui qui s’y attendait le moins, et le jetai en un clin d’œil sur le parquet, en lui pressant le dos de mon genou ; l’autre, plus jeune et plus faible, qui m’attaquait par derrière, je lui passai mon bras autour du cou et le serrai contre moi presque à l’étrangler. Restait le troisième, qui n’était pas le moins fort, et je n’avais plus que la main gauche pour me défendre : mais je le pris par son habit et, grâce à mon adresse, à sa précipitation, je le fis tomber et l’abattis, le visage contre le parquet. Ils ne manquèrent pas de me mordre.de m’égratigner et de me fouler ; mais toute ma pensée, tout mon corps, était à la vengeance. Profitant de mon avantage, je cognai à diverses reprises les têtes les unes contre les autres. Enfin ils poussèrent des cris de détresse, et nous vîmes bientôt autour de nous tous les gens de la maison. Les verges éparses et mes jambes, que je mis à nu, témoignèrent en ma faveur. On se réserva la punition et on me laissa partir ; mais je déclarai que désormais, à la plus petite offense, je crèverais les yeux à l’un ou à l’autre, je lui arracherais les oreilles, si même je ne l’étranglais-pas.

Cet incident, que j’oubliai bientôt, et dont je ne fis même que rire, comme il arrive dans les affaires d’enfants, fut pourtant cause que ces leçons en commun devinrent plus rares, et cessèrent enfin tout à fait. Je fus donc, comme auparavant, confiné davantage à la maison, où je trouvais dans ma sœur Cornélie, plus jeune que moi d’une année seulement, une compagne toujours plus agréable.

Je ne veux pourtant pas quitter ce sujet sans rapporter encore quelques traits des nombreux désagréments que j’essuyai de mes camarades. Car l’utilité de ces confessions morales est précisément qu’un homme apprenne ce qui est arrivé aux autres et ce qu’il peut lui-même attendre de la vie ; et qu’il se persuade, quoi qu’il puisse survenir, que cela lui arrive comme à une créature humaine, et non comme à un être particulièrement heureux ou malheureux. Si cette connaissance n’est guère utile pour éviter les maux, il est du moins très-avantageux que nous apprenions à nous faire aux circonstances, à les souffrir et même à les surmonter.

Encore une observation générale, qui est ici tout à fait à sa place, c’est que les enfants de condition honnête voient, à mesure qu’ils grandissent, se manifester une frappante contradiction. Leurs parents et leurs maîtres les exhortent et les forment à se conduire avec mesure, avec prudence, même avec sagesse, à n’offenser personne par malice ou par orgueil, à étouffer tous les mouvemens condamnables qui pourraient se développer en eux, et, en revanche, tandis que ces jeunes êtres s’appliquent à faire ces efforts, ils ont à souffrir des autres ce, qu’on blâme et qu’on punit chez eux sévèrement. Par là, les pauvres enfants se trouvent misérablement à la gêne entre l’état de nature et la civilisation, et, selon les caractères, deviennent malicieux ou violents et emportés, après s’être contenus quelque temps.

On repousse la force par la force ; mais un enfant bien né, disposé aux sentiments affectueux, est presque sans armes contre la moquerie et la méchanceté. Si je savais assez bien repousser les voies de fait, je n’étais nullement en mesure de lutter avec mes camarades pour le persiflage et les mauvais propos, parce qu’en pareil cas celui qui se défend a toujours le désavantage. Aussi les attaques de ce genre, quand elles excitaient la colère, étaient repoussées par la force, ou bien elles éveillaient en moi d’étranges réflexions, qui ne pouvaient rester sans conséquences. Entre autres avantages, les malveillants m’enviaient le plaisir que je trouvais dans les relations que procurait à notre famille la charge de mon aïeul. En effet, comme il était le premier entre ses égaux, cela n’avait pas non plus sur ses enfants une médiocre influence. Et comme, un jour, après l’audience des musiciens, je me montrais un peu fier d’avoir vu mon grand-père au milieu du conseil des échevins, un degré plus haut que les autres, trônant en quelque sorte sous l’image de l’empereur, un de ces petits garçons dit avec moquerie que je devrais bien, comme le paon regarde ses pieds, regarder aussi mon grand-père paternel, qui avait été aubergiste à Weidenhof, et qui n’avait prétendu ni aux trônes ni aux couronnes. Je répliquai que je n’en éprouvais aucune confusion ; que la gloire et l’orgueil de notre ville natale était justement que tous les bourgeois devaient se croire égaux entre eux, et que chacun à sa manière pouvait trouver honneur et profit dans son industrie. Je n’avais qu’un regret, c’était que le bonhomme fût mort depuis longtemps ; j’avais souvent désiré de le connaître personnellement ; j’avais souvent contemplé son image, et même visité sa sépulture, et du moins, en lisant l’épitaphe gravée sur sa tombe modeste, j’avais joui de son existence passée, à laquelle j’étais redevable de la mienne. Un autre malveillant, le plus malicieux de tous, prit à part le premier, et lui chuchota quelque chose à l’oreille, et cependant ils continuaient à me regarder d’un air moqueur. Ma bile commençait à s’échauffer et je les invitai à parler tout haut. « Voici l’affaire, dit le premier : puisque tu veux le savoir, mon camarade assure que tu pourrais tourner et chercher longtemps avant de trouver ton grand-père. »
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