« Spadework for a Palace » et son sous-titre, « Entering the Madness of Others » est un court roman de by
László Krasznahorkai (2022, New Directions, 80 p.) non encore traduit en français, mais disponible en anglais grâce à
John Batki. On pourrait traduire le titre par « Travaux de terrassement pour un palais. Entrée dans la folie des autres ». On constate que c'est déjà tout un programme, le tout sur 80 pages en une longue phrase, comme il sait le faire. Cependant ce titre anglais « Spadework for a Palace » est traduit du titre hongrois « Aprómunka egy palotáért » qu'il vaudrait mieux traduire par « Petits travaux pour un Palais ».
Très content d'avoir trouvé ce livre chez un libraire indépendant de Toronto, alors que je n'ai pas fini « le Baron Wenckeim est de retour » du même auteur, traduit par
Joelle Dufeuilly (2023, Cambourakis, 528 p.). Mais j'ai été un peu surpris par la dizaine de phrases du pavé de 500 pages.
En résumé c'est l'histoire d'un « petit libraire gris » nommé mr herman melvill, avec des minuscules, qui perd peu à peu la raison. On s'en serait douté à la lecture de l'épigraphe « La Réalité n'est pas un obstacle ». On s'en serait douté. Cependant pour comprendre ce livre, il convient de lire ou d'être au courant de «
The Manhattan Project » (2017, Sylph Editions, 92 p.) un petit livre (non traduit en français). Livre écrit en partie pendant qu'il était en résidence au Cullman Center, dépendant de la « New York Public Library » (NYPL, Bibliothèque Publique de New York), en plein Manhattan, sur la 5ème Avenue, à la suite de son Booker Prize en 2015.
Son idée était de suivre le parcours de
Herman Melville, à Nantucket et New York, ainsi que de suivre par la même occasion
Malcolm Lowry, qui avait séjourné au Bellevue Hospital. Ce dernier raconte son séjour dans «
Lunar Caustic » (1987,
Maurice Nadeau, 222 p.) dans mon édition, suivi par « le Caustique Lunaire », tous deux traduits par Clarisse Francilon. Deux très grands textes, d'ailleurs tout
Malcolm Lowry est à lire ou relire.
Arrivé à New York,
László Krasznahorkai suit bien ses deux auteurs favoris, mais découvre aussi Lebbeus Woods (1940-2012), un architecte de New York, qu'il qualifie de génial, ce qui n'est pas faux. Il faut regarder et feuilleter son livre « Lebbeus Woods: Anarchitecture : Architecture Is a Political Act » (1992, Academy Editions/St Martin's Pres, 144p.). Ces trois génies ont en commun une passion démesurée pour le gin. Et
László Krasznahorkai de conclure « Eh bien, je réfléchis, j'ai maintenant trois ivrognes de génie, chacun ayant sa propre route à Manhattan : Woods, Melville, Lowry. / Mon Dieu, je suis sur la bonne voie ». Donc, le séjour à New York va permettre de les suivre dans leurs divagations éthyliques. Cela permettra aussi des photos de Oman Rotem en noir et blanc qui illustrent parfaitement le livre. La couverture de « Spadework for a Palace », livre relié en couverture cartonnée comporte d'ailleurs un dessin en couleurs de son projet « Solohouse » (1989) en vue extérieure. Ce sont des structures jamais construites destinées à servir de refuge dans un monde dystopique ravagé par des catastrophes naturelles et causées par l'homme.
Donc on découvre mr herman melvill, qui a en commun le nom avec l'auteur de «
Moby Dick », dont on peut lire au passage la phrase d'introduction « Call me Ishmael », mais on rencontre aussi « Billy Bud », jeune marin injustement accusé d'avoir fomenté une mutinerie, et « Redburn », premier voyage en 1837 de Melville sur un cargo qui va de New York à Liverpool, et retour. C'est aussi une recherche du souvenir de son père.
La différence est que le bibliothécaire a les pieds plats (flat feet). Déformation quasi professionnelle de par ses allées et venues, et pour laquelle il porte des semelles orthopédiques de chez Angelo un petit cordonnier italien installé au 666 des arcades du métro. On saura tout sur lui, et cela à plusieurs occasions dans le livre. Chose habituelle chez
Krasznahorkai. Non pas d'abonder en détails orthopédiques, mais dans les descriptions des personnages.
Le bibliothécaire commence à suivre le trajet quotidien de Melville depuis l'appartement dans lequel il vivait auparavant jusqu'au poste qu'il occupait en tant que douanier. « Moi aussi je résidais sur 26th Street East... Moi aussi, j'avais travaillé pendant un certain temps au bureau des douanes ». Il s'identifie de plus en plus à l'écrivain au fur et à mesure qu'il le découvre. Il découvre aussi
Malcolm Lowry qui était un admirateur d'
Herman Melville. Lowry avait également suivi le fantôme de Melville à travers Manhattan, retraçant son ancien trajet. le bibliothécaire rappelle l'arrivée de
Malcolm Lowry à New York, sur la jetée de l'East River, portant une énorme valise avec grande facilité. Lorsque le douanier l'interroge sur le contenu, lequel consiste en une seule chaussure de rugby et d'une édition de poche en lambeaux de «
Moby-Dick ».
Melvill commence à négliger ses pensées dans un cahier secret durant son travail en incluant sa relation avec sa femme. Il est de plus en plus obsédé par le trio d'auteurs. On rappelle que les relations entre
Malcolm Lowry et sa première femme Jan Gabrial est assez tumultueuse, principalement à cause du penchant de Lowry pour l'alcool. C'est l'épisode avant de retourner s'installer à Cuernavaca, au Mexique, afin d'éviter une séparation définitive. Il la suit ensuite à New York, où il est admis à sa demande en 1936 au Bellevue Hospital pour une cure de désintoxication. Cet épisode inspirera «
Lunar Caustic ». Dans ce livre, il y a une scène de rêve ou de délire assez fantastique dans laquelle un bateau qui transporte toute une ménagerie est pris dans une tempête. Lowry décrit avec férocité le vrai sens de la santé mentale et les délires de la folie. Lowry écrit avec une férocité éloquente sur les délires de la folie et le vrai sens de la santé mentale. le couple de Malcolm et Jan se sépare.
Herman Melville est moins malheureux en mariage avec Elizabeth "Lizzie" Shaw, qui lui apportera un peu d'argent dans la période d'oubli où il perd l'estime du public. Lizzie a décrit leur mariage comme « très inattendu et à peine pensé jusqu'à environ deux mois avant qu'il ne se produise réellement ». Pour Lebbeus Woods, décédé plus tôt en 2012,
László Krasznahorkai ne rencontrera que sa veuve, après une visite au nouveau musée qui vient de s'ouvrir, le MoMA PS1, dans l'arrondissement de Queens. Visite qu'il raconte en détail dans «
The Manhattan Project ». H melvill y va avec sa femme, soi-disant qui aime l'art. Elle va, dit-il, montrer sa nouvelle tenue. Il est dégoûté par la qualité de l'art moderne exposé jugeant « une exposition mortellement ennuyeuse ». Mais il est très impressionné par les oeuvres de l'architecte Lebbeus Woods. A vrai dire
Krasznahorkai aussi. « Lebbeus Woods / Je n'avais jamais entendu parler de lui / Un architecte / Mort il y a trois ans / J'ai regardé ses oeuvres online / elles sont stupéfiantes / je n'ai pas d'autre mot pour elles / Et si j‘en avais un peu, comment décrirais-je ce que j'ai vu ? ». Ecrit-il dans «
The Manhattan Project ».
L'obsession du bibliothécaire augmente. Sa femme l'a quitté et son patron craint qu'il ne consacre plus de temps à son obsession et à la rédaction de des cahiers secrets qu'à son travail quotidien. « Dieu, par où commencer pour clarifier les choses ? »
Ce n'est qu'un aspect du fait qu'il était également « constamment conscient de son lien » avec Lebbeus Woods, avec le rocher qui est Manhattan, avec « l'ivrogne Lowry » et son «
Lunar Caustic », avec
Bela Bartok et son « Concerto for Orchestra », en fait le Sa 116, de 1945, le premier ouvrage composé et joué à New York par l'auteur hongrois lors de son exil.
Avec cet esprit de connexion, non seulement il acquiert une véritable connaissance de Melville, mais il trace également les chemins vers « un paradis serein de la connaissance », au fur et à mesure qu'il perd la raison. Et son rêve sera « réalisé, car je n'abandonne pas : je ne suis qu'un journalier, un bêcheur sur ce rêve, un herman melvill, un bibliothécaire du bureau de prêt, actuellement détenu à Bellevue, mais à en même temps un gardien du palais ».
Dans son l'obsession, il voit par hasard un bâtiment où il pourrait imaginer la bibliothèque parfaite dans laquelle il transporterait toute la collection de la NYPL, et l'emmurerait, de sorte que personne ne soit jamais pouvoir y accéder. Il y déposerait également ses volumes de notes. La bibliothèque, envisage-t-il, sera enracinée comme une dent dans le roc de Manhattan, ancrée dans la terre comme un rempart contre la catastrophe, qui est « le langage naturel de la réalité ». ce batiment, Au 33 Thomas Street, anciennement « AT&T Long Lines Building » est un gratte-ciel sans fenêtre de 170 m de haut situé dans le quartier de Tribeca , dans Lower Manhattan. Bel exemple du style architectural brutaliste, c'était un central téléphonique pour l'interurbain. Donc sans ouvertures.
Il trouve « un sens dans l'étreinte de Woods à la catastrophe comme une force inévitable ». La coïncidence alimente sa misanthropie. Il faut se souvenir qu'enfant, il a enduré des railleries telles que « qu'est-ce qui se passe avec ta baleine, herman, pourquoi ne l'as-tu pas emmené avec toi ». Maintenant il est harcelé par le journaliste occasionnel et l'étudiant diplômé « débitant une rafale de mots vides ». Alors que
Bartleby vis-à-vis du travail « préférerait ne pas », le melvill de
Krasznahorkai « préférerait ne pas avoir à prêter de livres ». Il préfèrerait que les bibliothèques soient appréciées à distance. Ses idées n'ont aucun sens pratique mais génèrent un certain malaise.
« Oui, nous habitons nous-mêmes dans cette apocalypse incessante que nous n'avons pas besoin d'attendre, mais que nous devons reconnaître qu'elle est déjà là et qu'elle a toujours été présente, c'est ce que Lowry a dû ressentir en nous transportant dans « Under the Volcano » dans le voisinage immédiat , la grandeur impressionnante et le danger omniprésent des deux volcans funestes Popocatepetl et Iztaccihuatl, et c'est ce sur quoi Melville n'a cessé d'écrire de manière obsessionnelle pour lui seul jusqu'à la fin de sa vie, et Woods dans ses cahiers, qui trouveront en effet leur place sur l'étagère la plus splendide et la plus convoitée de la Bibliothèque fermée en permanence, quand vient le temps pour nous de la construire, et ce n'est pas une blague, je ne fais pas que jacasser, je le pense sérieusement, comme je l'ai déjà écrit, et, pour ma part, surtout après ces dernières semaines, depuis que mes nouvelles tribulations ont commencé, mon Calvaire, si je peux les appeler ainsi, je me considère en fait comme un journalier, un bêcheur sur ce Palais de la Bibliothèque, ou devrais-je dire encore, son gardien du palais ?».
Seule l'architecture apocalyptique de Woods, qui imagine le désastre à travers une érection de monstruosités, se rapproche de cette vision. Son but n'est pas d'être un paradis de la Connaissance, mais plutôt "tout ce qui a à voir avec la Connaissance". Avec la suppression des portes d'entrée, personne ne sera autorisé à entrer, et lui seul sera le gardien de ce monument. Il est décrit comme un « véritable bloc », le « bloc ultime », le « bloc idéal », « platoniquement idéal ». C'est, comme tant d'autres souhaits de
Krasznahorkai, un objet complètement vide et impénétrable. Comme la baleine de Melville ou le monolithe en 2001, c'est un trou noir qui aspire notre interprétation et ne donne rien en retour.
La prose de
Krasznahorkai est également monolithique. Ses romans contiennent de grands blocs de paragraphes, de longs blocs de texte qui semblent être séparés d'une masse beaucoup plus grande. le roman est un monologue en une phrase de quatre-vingt-neuf pages. Les points sont rares, et beaucoup dépendent de la virgule, une forme de ponctuation qui semble tout rendre provisoire. Encore une fois, il y a là un certain refus de la finalité. Mettre un point sur une phrase la ferme. C'est en soi une déclaration de compréhension, avec laquelle toute déclaration peut être terminée. Mais aucune déclaration ne peut jamais être terminée.
Krasznahorkai a dit un jour dans une interview « Seul Dieu a besoin de la période ». Il a affirmé qu'il composait souvent des phrases dans sa tête pendant longtemps avant de finalement les écrire. Cela se reflète dans leur rythme. Ce sont des phrases qui prennent de longues marches, un sentiment traduit avec brio par les longs plans des adaptations de «
Tango de Satan » et de «
La Mélancolie de la Résistance » de Béla Tarr, où la caméra suit pendant plusieurs minutes des personnages alors qu'ils traversent de grands paysages.
Comme Melville et Kafka, l'oeuvre de
Krasznahorkai penche vers l'allégorie mais ne l'aborde jamais complètement, nous privant du confort facile qu'offre la simple pensée allégorique. L'esprit religieux nous a conditionnés à soupçonner que le sens est toujours présent, que quelque chose doit représenter quelque chose d'autre. Dans «
Moby Dick », cela est exprimé dans le chapitre « La blancheur de la baleine ». « Je désespère presque de le mettre sous une forme compréhensible » dit le narrateur, car la blancheur de la baleine est avant tout une « terreur transcendante » et « sans nom ». L'idée de tenter de le contenir ou de l'assimiler à une description est donc épouvantable. de même, dans les fictions de
Krasznahorkai, la tentative d'interprétation est toujours frustrée, en plaçant devant nous des objets qui semblent représenter tout et rien.
Ces objets — que ce soient le jardin, la bibliothèque, la baleine — sont par nature impossibles à appréhender. Leur signification est tellement évidente qu'elle est en fait trop grande pour être vue. Dans «
La Mélancolie de la Résistance », quand Valuska entre enfin dans le camion pour voir la baleine, il est écrit « Voir la baleine ne signifiait pas qu'il pouvait saisir toute la signification du spectacle, car comprendre l'énorme nageoire caudale, la carapace sèche, craquelée, gris acier et, à mi-chemin de la carcasse étrangement gonflée, la nageoire supérieure, qui à elle seule mesurait plusieurs mètres, apparaissait comme une tâche singulièrement désespérée. C'était tout simplement trop grand et trop long : Valuska ne pouvait tout simplement pas tout voir d'un coup ».
Cela fait écho à un passage du chapitre « La Queue » de
Moby-Dick, dans lequel Ismaël imagine la baleine en train de dire : « Tu verras mon dos, ma queue, semble-t-il dire, mais mon visage ne sera pas vu ». C'est un écho direct de la réponse que Dieu donne à Moïse lorsqu'il demande à voir son visage. La tour rêvée par melvill est bien sûr un objet de portée biblique, une Babel à la fois dans son ambition et dans son contenu. Rappel que dans le mode épique, le littéralisme et l'allégorie sont copiés l'un sur l'autre.
Dans chaque roman, il y a un objet de tourment. Dans «
La Mélancolie de la Résistance », c'est un cirque dont la seule exposition est une baleine morte enfermée dans un conteneur massif. Dans «
Guerre & Guerre », il s'agit d'un mystérieux manuscrit « sans source, sans provenance, sans auteur », qui, une fois téléchargé sur le net, pourrait devenir « une île momentanée d'éternité ». Dans « Une montagne au nord, un lac au sud, Des chemins à l'ouest, une rivière à l'est », c'est un jardin secret caché dans l'enceinte d'un monastère bouddhiste. Ces trois romans sont des voyages à travers l'espace mental et physique et contiennent des méditations sur l'architecture, la perfection, l'infini et les limites du monde. D'où l'épigraphe « La réalité n'est pas un obstacle ». Dans « Spadework for a Palace » c'est le rêve d'une « bibliothèque fermée en permanence », un entrepôt de toutes les connaissances qui ne sera jamais pénétré. Dans chaque roman, il y a un objet de tourment.
Finalement, je suis très content d'avoir attiré l'attention de ce libraire indépendant de Toronto sur ce livre et auteur. du coup le petit ouvrage a été placé parmi les « staff picks ». Entre parenthèse, le précédent libraire indépendant était sur Queen, mais en face de Bellwoods Park à l'Ouest, là où il y a un écureuil albinos à Toronto. L'autre est aussi sur Queen, mais près de Logan Ave, en position symétrique par rapport à Yonge Street et 8 km plus à l'Est. Pour les touristes sevrés de lectures.