Nous connaissons tous des noms d'hommes révolutionnaires russes, mais il y a, bien entendu, eu également des femmes qui ont oeuvré pour ce grand idéal. Comme souvent, hélas, elles sont restées à l'ombre des hommes, leurs "tovaritchs" ou camarades. Personnellement, à part
Alexandra Kollontaï (1872-1952), une des toutes premières femmes à devenir membre de gouvernement et ambassadrice et de qui j'ai lu une biographie écrite par une autre ambassadrice, l'Espagnole Isabel de Palencia y Smith (née Oyarzábal), l'épouse de
Lénine, Nadejda Kroupskaïa (1869-1939) et sa maîtresse, Inès ou Inessa Armand (1874-1920), d'origine française, je n'en connais que très peu.
L'ouvrage de
Jean-Jacques Marie remplie, heureusement, cette importante lacune.
Le rôle des femmes dans la Russie tsariste était manifestement réduit à mettre des enfants au monde, labourer le champ, aller prier à l'église, garder la maison propre, préparer les repas et servir la vodka à leur bonhomme et ses potes. Probablement que j'exagère, mais seulement un peu ! Il y a eu évidemment des exceptions, comme par exemple la comtesse
Sophie Tolstoï (ou Sofia Tolstaïa) (1844-1919), épouse du grand Léon, qui a écrit une volumineuse autobiographie "
Ma vie", mais restée à l'état de manuscrit de son vivant.
D'ailleurs, l'auteur commence son ouvrage ainsi : "Une poule n'est pas un oiseau, la femme n'est pas une personne, proclame un vieux proverbe russe." Et
Jean-Jacques Marie explique le sort lamentable de la femme en y ajoutant un élément que j'avais omis dans ma petite liste, notamment la violence : frappée d'abord par leur père, ensuite par leur mari. Il cite à ce propos
Vera Figner "
Mémoires d'une révolutionnaire",
Ivan Bounine "
Le village",
Ilya Ehrenbourg "
La ruelle de Moscou",
Evguenia Kisseliova "Une femme russe dans le siecle"... Et
Alexeï Remizov, où dans son ouvrage "
La Maison Bourkov", on peut lire : "...Glotov avait jeté sa femme légitime du 3ème étage sur le pavé et la pauvre s'était cassé la tête. Point final. le romancier aurait pu en dire autant d'une cruche. "
Non pas que cette violence aurait disparu après la Révolution. "Dans la Russie d'aujourd'hui, 10.000 femmes en moyenne meurent chaque année sous les coups de leur conjoint " (page 21). Et la Douma, sous pression du Kremlin et l'Église orthodoxe, a allègrement voté une loi dépénalisant les violences conjugales à 385 voix contre 2 !!! Lire à ce propos également l'article d'
Isabelle Mandraud dans le Monde du 22-3-2018 relatif à l'accusation par 3 journalistes femmes de harcèlement sexuel par Leonid Sloutski, président de la commission des affaires étrangères et, bien entendu, sa disculpation à l'unanimité, ce qui a inspiré un journal indépendant à titrer "Douma = organisme d'État qui justifie le harcèlement sexuel".
En février 1917, une énorme manifestation a été lancée par des femmes contre la vie chère et le manque de pain. Une manif qui a abouti à l'abdication du dernier tsar, Nicolas II, le 2 mars suivant. L'initiative des femmes a été escamotée sous
Staline, où c'était le Parti bolchevik qui, dans son extrême sagesse, a appelé les ouvriers à la grève. Donc, plus question d'attribuer cette page glorieuse aux femmes. Même
Alexandre Soljénitsyne dans son "La roue rouge" a repris cette version erronée des faits.
Dans ce récit captivant de
Jean-Jacques Marie on lit et apprend comment des jeunes filles de bonne famille sont parties à la campagne pour instruire à titre bénévole le peuple et les aider dans leurs démêlés avec les potentats locaux, et cela bien avant les années charnières 1905 et 1917. Sorties de leur milieu bourgeois et protecteur, elles ont été scandalisées et mortifiées par la triste réalité rurale. N'oublions pas que le servage n'a été aboli en Russie qu'en 1861, sans que la situation de la paysannerie ne s'améliore beaucoup. Comme jeunes idéalistes, elles ont vite compris que la situation était intenable et elles sont devenues politiques, rebelles, et le régime répressif aidant ...terroristes. Un processus qui a mal terminé pour la plupart d'entre elles : le bagne en Sibérie, le suicide et l'exécution.
Parmi les noms à retenir il y a celui de
Vera Figner, Anna Korvine-Kroukovskskaïa (épouse Jaclard), et Sofia Perovskaïa pour m'en limiter à 3 seulement.
Et puis il y a le cas tout à fait particulier d'
Alexandra Kollontaï, fille d'un général tsariste, qui a rejoint les bolcheviks pour devenir, en 1917, commissaire du peuple, en fait ministre, de la santé. Faisant partie de "l'opposition ouvrière" à
Lénine, elle sera "punie" par un poste d'ambassadrice en Norvège, en 1923, et en Suède en 1930, ce qui lui permettra de survivre aux purges staliniennes. Cette "Jaurès en jupons" a joué un rôle important dans l'émancipation de la femme russe : droit de vote et possibilité d'être élue, droit au divorce par consentement mutuel, congés de maternité, salaire égal, mêmes opportunités en éducation, droit à l'avortement (dès 1920), etc.
L'ouvrage de
Jean-Jacques Marie est non seulement instructif dans la mesure où il met en lumière les efforts remarquables et le courage de certaines femmes restées méconnues par
L Histoire, il se lit relativement facilement, sûrement eu égard à une inévitable complexité de cette Histoire en Russie. La richesse des sources n'a pas empêché l'auteur de pratiquer un style qui m'a bien plu.
Quand je pense que la femme peut-être la plus connue de nos jours de cette époque dans ce pays, est celle qui a tenté de tuer
Lénine, Fanny Kaplan (1890-1918), une autre idéaliste, à sa façon, bien sûr !