"Deo gratias
Ici finit le livre du valeureux et vaillant chevalier Tirant le Blanc, prince et César de l'Empire grec de Constantinople. Il a été traduit de l'anglais en portugais, puis en valencien commun, par le magnifique et vertueux chevalier messire Joanot Martorell, auquel la mort ne permit de traduire que les trois quarts. La quatrième partie, qui constitue la fin du livre, a été traduite, sur les prières de la noble dame Isabel de Lloris, par le magnifique chevalier messire Joan de Galba. Si l'on y trouve quelque défaut, on ne doit l'attribuer qu'à sa grande ignorance. Que Notre-Seigneur Jésus-Christ, dans son immense bonté, veuille bien le récompenser de sa peine en lui donnant la gloire du paradis. Il assure que s'il a mis dans ce livre des choses qui ne sont pas catholiques, il préférerait ne pas les avoir dites, et il les soumet à la correction de la sainte Église catholique.
Cette oeuvre fut achevée d'imprimer dans la ville de Valence, le 20 novembre de l'année 1490 de la nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ."
Anacharsis gratias
Babelio gratias
Pour cette oeuvre reçue dans le cadre d'une masse critique privilégiée.
Cette chronique débute le 1er novembre de l'année 2023 de la nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Je viens de reposer mon armure dorée, frappée de rouge, et prends ma plume pour vous partager cette lecture.
Généralement, on dit qu'une lecture en appelle une autre ou en rappelle une autre.
Dans mon cas, je me suis souvenu que dans son ouvrage "Pourquoi lire les classiques ?" dont la quatrième de couverture est marquée de cette phrase « Un classique est un livre qui n'a jamais fini de dire ce qu'il a à dire. »
Pour comprendre qui nous sommes, Italo Calvino fait figurer après Homère, Xénophon, Ovide, Pline, Nizami, Tirant le Blanc, en ces mots :
"Le héros du premier roman de chevalerie ibérique, Tirant le Blanc, entre en scène endormi sur son cheval. le cheval s'arrête pour boire à une fontaine, Tirant se réveille et voit, assis près de la fontaine, un ermite à la barbe blanche, en train de lire un livre. Tirant manifeste à l'ermite son intention d'entrer dans l'ordre de la chevalerie. L'ermite, qui a été chevalier, s'offre de faire connaître au jeune homme les règles de l'ordre.
Mon fils, dit l'ermite,
l'ordre en entier est écrit dans ce
livre, que quelquefois je lis pour
me rappeler la grâce que Notre Seigneur
m'a faite en ce monde, puisque
j'honore et soutiens l'ordre de
chevalerie de tout mon pouvoir.
Dès les premières pages, le premier roman de chevalerie d'Espagne semble vouloir nous avertir que tout livre de chevalerie présuppose un livre de chevalerie précédent, nécessaire afin que le héros devienne chevalier. « L'ordre en entier est écrit dans ce livre. » À partir de ce postulat, on peut tirer beaucoup de conclusions : peut-être même celle que la chevalerie n'a jamais existé avant les livres de chevalerie, ou tout simplement qu'elle n'a existé que dans les livres.On peut dès lors comprendre que le dernier dépositaire des vertus chevaleresques, Don Quichotte, soit lui aussi quelqu'un qui s'est construit lui-même et a élaboré tout son monde exclusivement à travers les livres. Dès que Cura, Barbero, Sobrina et Ama jettent aux flammes la bibliothèque, la chevalerie n'existe plus : Don Quichotte restera le dernier exemple d'une espèce sans successeurs.
Alors après ce rappel, l'appel....
J'ai rouvert, L'ingenieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (traduit par Aline Schulman / Éditions du Seuil) pour y relire le chapitre VI (intitulé du plaisant inventaire que firent le curé et le barbier dans la bibliothèque de notre ingénieux gentilhomme) celui où il est question de l'autodafé domestique selon les termes de Calvino :
"DON QUICHOTTE DORMAIT encore. le curé demanda à la nièce les clefs de la pièce où se trouvaient les livres coupables de tout le mal, et elle s'empressa de les lui remettre. Tout le monde entra, y compris la gouvernante ; il y avait là plus d'une centaine de gros volumes aux belles reliures, et d'autres de taille moyenne. Dès qu'elle les vit, la gouvernante sortit en toute hâte de la bibliothèque et revint avec une écuelle d'eau bénite et un goupillon.
– Prenez ça, monsieur le curé, dit-elle, et aspergez-en toute la pièce, au cas où il y aurait ici un des enchanteurs dont on parle tant dans ces livres, et qu'il veuille nous enchanter pour nous punir de vouloir le chasser de notre monde.
Le curé ne put s'empêcher de rire de tant de naïveté, et demanda au barbier de lui présenter les livres un par un, pour voir de quoi ils traitaient, car il pouvait s'en trouver qui ne méritaient pas le supplice du feu.
– Non ! intervint la nièce. Aucun ne doit être épargné, car ils ont tous fait du mal à mon oncle. le mieux, ce serait de les jeter par la fenêtre, d'en faire un tas et d'y mettre le feu ; ou plutôt, d'allumer un bûcher dans la cour, pour que la fumée ne nous incommode pas.[...]
Et sans plus se fatiguer à examiner le reste des livres, le barbier dit à la gouvernante de prendre les plus gros et de les jeter dans la cour. Elle ne se fit pas prier, car elle préférait de loin les brûler que de tisser la plus longue et la plus fine des pièces de toile. Elle en prit huit d'un coup et les envoya par la fenêtre. Mais elle était si chargée qu'il en tomba un aux pieds du barbier, qui l'ouvrit par curiosité et lut : Histoire du fameux chevalier Tirant le Blanc.
– Dieu tout-puissant ! s'écria le curé. Est-ce possible ? Donnez-moi ce livre, maître Nicolas ; je le considère comme un trésor de bonne humeur et une mine de divertissements. On y trouve le valeureux chevalier don Kyriéléison de Montauban, et son frère Thomas, ainsi que le chevalier Fonseca ; on y raconte la bataille que le courageux Tirant livre contre un dogue, les traits d'esprit de la demoiselle Plaisir-de-ma-vie, ainsi que les amours et les intrigues de la veuve Paisible, et la passion de l'impératrice pour Hippolyte, écuyer de Tirant. Croyez-moi, maître Nicolas, c'est le meilleur de tous les romans de chevalerie : on y voit des chevaliers qui mangent comme vous et moi, qui meurent dans leur lit et qui, avant de mourir, font leur testament ; bref, toutes ces choses dont on ne parle jamais dans ces livres-là. Néanmoins, l'auteur aurait mérité d'être condamné à vie aux galères pour y avoir écrit bien des sottises qu'il aurait pu éviter. Emportez-le chez vous et lisez-le : vous verrez que tout ce que je vous ai dit est vrai."
Et vous l'avez compris dans le cas de ce livre ce sont à la fois appel et rappel qui guide la lecture....
Grâce à la preface de Marie Cosnay, qui a à son actif une sublime traduction des Métamorphoses d'Ovide, et à la remarquable traduction Jean-Michel Barber, qui y a passé près de 20 ans, on peut dire que nous avons entre les mains un classique du roman de chevalerie, mais pas seulement c'est aussi un roman d'aventures, un roman politique, géopolitique, géographique, d'éducation sentimentale et d'ascension sociale, un roman onirique, un roman comique.
Publié en 1490, il est d'une étonnante modernité, alors bien sûr, il n'échappe pas aux classiques romans de l'époque avec ses multiples répétitions, mais cela ne gâche en rien le plaisir de lecture.
On y retrouvera également comme de coutume, les allusions à la mythologie, les réflexions philosophiques, les allégories aux figures de l'Antiquité, les évocations à la religion, les libertés que prend le conteur avec l'histoire, et tout ce qui fait le sel de genre de récit, comme par exemple le passage sur le création de l'ordre de la Jarretière :
"— Voilà que l'année plus un jour était expirée et que l'on avait fini de célébrer les fêtes ; sa majesté le Roi fit alors prier tous les états de bien vouloir attendre quelques jours, car il voulait faire publier une confrérie qu'il venait tout juste d'instituer, formée de vingt-six chevaliers, tous sans reproche ; chacun accepta bien volontiers de rester. La cause et l'origine de cette confrérie, Seigneur, ont été vraiment celles que je vais dire, d'après ce que moi et les chevaliers ici présents avons entendu de la bouche même du Roi : un jour où la cour se divertissait et dansait joliment, le Roi s'arrêta à un bout de la salle pour se reposer ; la Reine prit quelque répit à l'autre extrémité, avec ses demoiselles, tandis que les chevaliers évoluaient avec les dames. le sort voulut qu'en dansant avec un chevalier, une demoiselle s'approchât de l'endroit où se trouvait le Prince ; elle virevolta, ce qui fut cause que sa jarretière se détacha de son bas. de l'avis de tous, ce devait être celle de la jambe gauche, et elle était taillée dans du ruban. Les courtisans qui se trouvaient près du Roi virent par terre la jarretière qu'elle avait perdue. Cette jeune fille s'appelait Chèvrefeuille. Ne croyez pas, Seigneur, qu'elle fût plus belle qu'une autre, ni que rien de ce qu'elle montrait fût gracieux : elle a quelque allure, danse d'un pied assez léger, montre de la vivacité dans sa conversation et chante honnêtement. Toutefois, Seigneur, on en trouverait trois cents de plus belles et de plus gracieuses qu'elle ; mais les goûts et les penchants des hommes sont infiniment variés. Un des chevaliers qui étaient dans l'entourage du Roi l'avertit :
« — Chèvrefeuille, vous avez perdu les armes de votre jambe. Il me semble que vous avez eu un page maladroit, qui n'a pas su vous les nouer.
« Elle, un peu honteuse, cessa de danser et alla pour la ramasser ; mais un autre chevalier fut plus prompt qu'elle et s'en saisit. le Roi, qui vit la jarretière entre ses mains, l'appela à l'instant et lui demanda de la lui attacher à la jambe, sur le bas du côté gauche, au-dessous du genou.
« Cette jarretière, le Roi l'a portée plus de quatre mois, sans que la Reine lui fasse la moindre remarque ; plus le Roi s'habillait, plus volontiers il l'arborait aux yeux de tous. Il ne se trouva personne, pendant tout ce temps, qui osât lui en faire observation, sauf un domestique, grand favori du Prince, qui vit que cela durait trop. Un jour qu'il se trouvait seul avec le Souverain, il se lança :
« — Sire, si votre majesté savait ce que je sais, si vous étiez informé des médisances de tous les étrangers, et même de vos propres sujets, sans compter la Reine et toutes les nobles dames !
« — Et de quoi ? s'étonna le Roi. Dis-le-moi sans tarder !
« — Voici, Sire : tous sont étonnés de ce si extravagant hommage que votre altesse a voulu rendre à une demoiselle insignifiante, vile et de médiocre condition, peu estimée de ses compagnes, en portant sa marque sur votre royale personne, à la vue de tous pendant si longtemps. Si encore elle était reine ou impératrice pour qu'on la distinguât autant. Comment, Sire ! Votre altesse ne trouvera-t-elle pas dans son royaume des jeunes filles bien mieux nées, plus belles plus gracieuses, plus savantes et parées de bien plus de qualités ? Les bras des rois sont très longs : ils touchent où ils veulent.
« le Roi répondit :
« — Ainsi donc, la Reine en est mécontente ? Les étrangers et mes sujets s'en étonnent ? Eh bien, déclara-t-il alors en français, Honni soit qui mal y pense ! Ici même je promets à Dieu, poursuivit le Prince, d'instituer et de créer sur ce fait un ordre de chevalerie, et tant que le monde durera, les hommes se souviendront de la fraternité d'armes que je vais fonder."
Après tout, il fait une légende de la légende, à chacun de trouver la version qui lui sied...
Mais on le sait le but ultime est de construire un héros avec tout ce qu'il peut avoir de gloire, de panache, et ce afin de construire sa renommée et de figer pour toujours son prestige....
Alors Tirant, passera par un certain nombres d'épreuves "initiatiques" qui feront de lui, ce héros attachant et attaché d'abord à la cour d'Angleterre, puis au côté du Roi de France en Tunisie, avant de rejoindre Constantinople, et plus largement l'empire grec, et enfin en Berbérie. Ces aventures lui feront gagner en valeur.
Il saura se montrer fin stratège, rusé et prudent. Il se muera en un chef respecté de ses hommes, même ses ennemis lui trouveront nombre de qualité. Il est bon, dans le sens le plus auguste du terme. Il est désintéressé dans le sens le plus noble du terme. Il est fort, capable en un coup d'épée de réduire un assaillant en miettes, au propre comme au figuré. Il est endurant, attaquant sans cesse l'ennemi...
Alors le curé dans Don Quichotte avait raison : on y voit des chevaliers qui mangent comme vous et moi, qui meurent dans leur lit et qui, avant de mourir, font leur testament.
Tout y est, les passes d'armes, les sentiments, le panache, les revers arrangés ou non, les coups du destin qui n'en sont peut-être pas....
Et que dire de la manière dont Tirant quitte ce monde, certainement les plus belles pages du livre :
"Bien que la mort soit certaine, l'homme ignore l'heure à laquelle elle arrive. On attend du sage qu'il prenne ses dispositions pour que, arrivé au terme du chemin dans ce misérable monde, au moment de retourner à son Créateur, il puisse rendre compte et raison des biens qui lui ont été confiés.
Pour l'amour de cela, moi, Tirant le Blanc, du lignage de Roque Salée et de la maison de Bretagne, chevalier de la Jarretière et prince et césar de l'Empire grec, atteint d'une maladie dont je crains de mourir, mais sain d'esprit, entièrement maître de mes mots, en présence de mes seigneurs et frères d'armes, le roi Scarian, le roi de Sicile et mon cousin germain, le roi de Fez, ainsi que beaucoup d'autres rois, ducs, comtes et marquis, au nom de mon seigneur Jésus-Christ, je fais et ordonne le présent testament et mes dernières volontés.
Pour ce faire, je désigne comme exécuteurs testamentaires la vertueuse et excellente Carmésine, princesse de l'Empire grec, mon épouse,et l'illustre Diaphébus, duc de Macédoine, mon cher cousin germain, je les supplie tous les deux de prendre soin de mon âme [...]
L'Empereur fut submergé de douleur, et tint ces mots :
”«Moi seul, Empereur abandonné, dois célébrer des funérailles d'une telle tristesse. le soleil doit s'effacer à nos yeux ; cet épais brouillard et ces nuages doivent l'obscurcir, afin que sa claire lune ne puisse briller. le monde doit être plongé dans les ténèbres et une noire soubreveste doit le recouvrir. Les vents doivent secouer cette terre ferme et les hautes montagnes doivent s'effondrer. Les fleuves doivent cesser de couler et l'eau des sources doit se mêler au sable Pour abreuver la terre grecque, triste comme la tourterelle abandonnée par Tirant, son époux. Tout cela pour marquer la douleur qui nous accable. L'océan doit vomir les poissons. Pendant ce temps, chantez, belles sirènes, les grands maux qui étreignent la terre! Chantez et pleurez la mort de celui qui était un phénix parmi les vivants! Les bêtes doivent hurler, les oiseaux doivent interrompre leurs chants mélodieux ; ils doivent se retirer dans les forêts désertes! Il me faut mourir, pour descendre dans le royaume de Pluton. Mon ambassade sera si triste qu'Ovide émaillera de ses vers héroïques mon Tirant ! Arrachez-moi mes trésors dorés, enlevez des palais les riches pourpres, passez-moi à l'instant un âpre cilice! Que tous revêtent de la serge grossière, rêche et noire ! Toutes les cloches doivent sonner de façon désordonnée ! Que chacun se plaigne d'une si grande perte, dont ma bouche est incapable de rendre compte !"[...]
La Princesse l'en remercia infiniment, Puis elle se tourna vers le secrétaire et lui dit de rédiger son testament en ces termes:
Toutes les choses de ce monde sont transitoires et glissantes, et aucun de ceux dont le corps est de chair ne peut échapper à la mort. Celle-ci est inéluctable. le sage doit prévoir et régler son avenir, afin que, lorsque son voyage dans ce misérable monde sera fini et qu'il retournera à son Créateur, il puisse se réjouir de lui présenter son âme sans rougir
Et pour l'amour de cela, moi, Carmésine, fille du Sérénissime Empereur de Constantinople et princesse de l'Empire grec, atteinte d'un mal dont je suis certaine et contente de mourir, mais cependant saine d'esprit, femme, entière et la parole claire, en présence de sa majesté messire l'Empereur, mon père, et de la sérénissime Impératrice, ma mère, et avec leur libre volonté: au nom de mon seigneur Dieu Jésus-Christ, je fais et ordonne le présent testament et exprime mes dernières volontés.
Je choisis pour exécuteurs testamentaires l'illustre Diaphébus, duc de Macédoine, et l'illustre Stéphanie, Son épouse, que je supplie de bien vouloir accepter que je leur recommande mon âme.
Je supplie également les dits exécuteurs et leur demande, par le salut de leurs âmes, de mettre mon corps avec celui de Tirant, en ce même endroit où il a ordonné que l'on dépose le sien. Car ainsi, puisque nous n'avons pas pu être ensemble de notre Vivant au moins nos corps seront-ils unis dans la mort, jusqu'à la fin des temps.
Et puis finalement si ce livre n'était qu'une immense boucle de quelques 1000 pages encore une fois je cite le curé de Don Quichotte pour qui la chevalerie se transmet par les livres, d'où son autodafé, que font les compagnons de Tirant le pensant perdu dans les bois : "Ils se demandaient s'il ne s'était pas égaré dans la forêt, et bon nombre des siens s'en retournèrent pour le chercher. Ils le trouvèrent sur la route, en train de lire les aventures chevaleresques qui étaient rapportées dans le livre ..."
Ce fut en tout cas une fabuleuse lecture..
J'ai cédé à l'appel de Tirant.... Et nul doute que je m'en rappellerai...
Quand je vous disais qu'un livre était un appel ou un rappel...
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