Quelle découverte, et au risque de friser la redondance mais merci aux Éditions
Henry Dougier, de nous faire découvrir où re-découvrir des oeuvres et leur artistes sous un angle novateur au travers de cette collection. Ceci étant dit :
Revenons en à ce volume consacré à
Ernest Pignon-Ernest et à ce dessin qui concentre en lui tous les autres dessins de son oeuvre.
"D'abord, c'est un geste. Un homme porte un autre homme dans ses bras. L'image est troublante. Elle interroge. Les hommes portent parfois des femmes dans leurs bras, souvent des enfants, rarement un de leurs semblables. Lorsqu'un homme en porte un autre, l'image du champ de bataille s'impose à l'esprit. C'est le soldat portant son compagnon blessé au feu, le manifestant sauvant son camarade victime de la violence policière, le survivant d'une terrible catastrophe errant à la recherche d'un secours. Peut-être s'agit-il du dernier homme sur la terre portant la dépouille de l'avant-dernier ? Ou d'Énée portant son père à l'agonie ? Mais un fils est-il né pour porter son père comme son père le faisait quand il était enfant ? Peut-on porter sa propre histoire comme une loque humaine, un corps sans organes, pour ne pas dire sans âme ? Dessiné par
Ernest Pignon-Ernest, l'homme qui en porte un autre, c'est
Pier Paolo Pasolini tenant à bout de bras son propre cadavre. « Je suis une loque d'homme qui devra retrouver son orgueil d'une façon ou d'une autre. » L'écrivain, le cinéaste, l'essayiste, le poète, le communiste, l'homosexuel a été assassiné sur une plage d'Ostie dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975." (INCIPIT)
Ces oeuvres telles des palimpsestes non pas ce manuscrit sur parchemin ou sur papier dont on a fait disparaître l'écriture pour y écrire de nouveau. Mais dans un sens figuratif donné par une certaine critique littéraire au modèle caché dont elle décèle l'influence dans une oeuvre.
Dans le cas de
Ernest Pignon-Ernest, ces palimpsestes sont multiples :
son amour pour la poésie, et son empathie pour les hommes et les lieux : "Son travail leur témoigne du respect. Un respect que l'on retrouve dans sa façon de choisir les endroits, les espaces où ses sérigraphies seront collées, aussi misérables soient-ils, crasseux, délabrés ;
Ernest Pignon-Ernest invente une politesse de la rue. Il approche les murs de la ville avec délicatesse. Ce ne sont pas de simples supports. Ils participent à l'oeuvre et, à ce titre, sont traités avec égard comme les plus prestigieux lieux d'exposition. Son attention révèle un geste d'amitié dans leur direction, presque une caresse, en tout cas la preuve de sa considération." ;
son exaltation des corps et des esprits, mais aussi sa relation à l'histoire, qui prend son sens dans le cas de cette image de
Pasolini tel une Pietà, d'ailleurs il le dit lui même :
" Pour moi,
Pasolini est une référence depuis presque toujours. En toute humilité, j'ai des tas de choses en commun avec lui ! le travail sur le corps, les références à Masaccio, à Caravage… Dans toute son oeuvre, il y a la réalité la plus prosaïque, la plus violente, et en même temps ce regard est toujours nourri des grandes voix du passé, avec des références à
Dante, à
Virgile… Il s'affirme comme marxiste mais fait L'Évangile selon saint Matthieu. Il s'inscrit dans deux mille ans d'histoire. Cette simultanéité du temps existe aussi dans mon travail. Je fais en sorte que l'émotion provoquée par mon image ne soit jamais séparée de l'histoire du lieu où elle se trouve. Mes images doivent donner du sens à l'espace et au temps que nous partageons dans la ville. Je fais du lieu un espace plastique, mais j'essaie aussi de travailler ce qui ne se voit pas, la symbolique du lieu, sa mémoire. le personnage principal, ce n'est pas mon dessin, mais le lieu. Mon image est une image-interrogation, et je l'ai traitée de façon un peu pasolinienne : j'ai dessiné
Pasolini d'après les photos que la police a prises après son assassinat, il a le même tricot, le même jean, les mêmes bottes, et en même temps je l'ai mis dans la position d'une pietà. C'est une approche à la fois très réaliste et chargée de mythologie.
Et puis il y a cette "filiation" avec Caravage que j'ai découverte et qui est tellement forte :
"En 1606 ou 1607, Michelangelo Merisi, dit le Caravage, peint David tenant la tête de Goliath qu'il vient de vaincre. Une tête où l'on peut reconnaître la figure du Caravage lui-même, un autoportrait en décapité ouvrant la voie à une forêt d'interprétations. Homme de coeur,
Ernest Pignon-Ernest est aussi homme de têtes. Dans un dessin très puissant collé sur les murs de la via Seminario dei Nobili, à Naples, il reprend le David du Caravage à son compte. Son David – l'artiste lui-même ? – vient de trancher le cou de deux géants, Goliath I et Goliath II,
Pier Paolo Pasolini et le Caravage.
Le rapprochement n'est pas fortuit.
Pasolini, le Caravage : un cinéaste, un peintre qui en leur temps ont pris le parti du peuple – la populace, pour leurs détracteurs ! L'un comme l'autre sensibles à ses beautés, aux corps meurtris, rompus de désirs, chargés d'histoire ; l'un comme l'autre oeuvrant à séparer l'ombre de la lumière, à questionner une vérité que seul l'art du poète ou du peintre éclaire ; l'un et l'autre attirés par les hommes, les lieux secrets où l'amour se joue au couteau, en rupture de ban avec la société ; l'un et l'autre produisant des oeuvres chargées de désir, d'accomplissement par le sexe ; l'un et l'autre liés à Naples, à ses secrets, à sa religiosité, à sa population."
"
Jean Genet décelait un étroit rapport entre les fleurs et les bagnards. Pour lui, il y avait un
miracle de la rose.
Pour le Caravage, il y avait le miracle de la peinture.
Pour
Pasolini, celui du ciné-mots.
Pour
Ernest Pignon-Ernest, il y a le miracle du dessin."
Et pour nous lecteurs, il y a le miracle de la découverte