LA LUEUR
Celui qui oublie jouit
plus que celui qui se souvient :
il vaut mieux que je coupe la corde
qui me lie à une terre morte et encore neuve.
Je préfère cette vie nouvelle et morte,
ce bref hiver que je vis,
tandis qu'à Casarsa
l'hiver éternel fait reluire la cour.
Là-bas, les derniers chars de raisins
font crisser le gravier
des sentiers, rides
d'une terre sans commencement et sans fin.
Là-bas mes oncles morts ont cette lumière,
dans le cœur et dans la langue,
d'un petit village qui vit
hors de la vie, dans la vie des hommes qui ont vécu.
Un autre destin : moi, muet, je suis ici
et je parle, et eux – eux
qui ne savent que parler –
sont là-bas, loin, muets dans la lueur.
p.101
LOINTAIN DIMANCHE
Une faux scintillante
se balance dans le sentier :
le jeune qui la porte
sifflote tout content.
Une grenouille chante,
perdue au fond des sillons.
Il ne reste dans le monde entier
que ce coin de terre.
Et le jeune à la faux
pense à ses jours de fête,
tandis que tinte
une cloche au loin.
p.43
AUBE
O sein éveillé
par le soleil nouveau !
O mon lit douillet
inondé de larmes !
Avec une autre lumière,
je m'éveille en pleurant
les jours qui s'envolent
au loin comme des ombres.
p.37
SOLEIL
Au milieu des champs serins,
se croisent les sentiers.
Là, sous le soleil intense,
s'attarde un jeune homme.
Appuyé sur un petit mûrier,
là-bas dans les champs de Versuta,
il serre, avec les lèvres,
une primevère.
Et tombe le soir,
une obscurité tranquille.
Seule, dans le silence,
brille cette fleur.
PIER PAOLO PASOLINI / UNE VIE VIOLENTE / LA P'TITE LIBRAIRIE