J'ai assisté à une dizaine de séances au cirque d’en face, à l’Odéon. Au début, j’avais été séduit par le côté bordel métaphysique, par une mise en cause radicale de tout qui frisait quelquefois le délire ; puis la fatigue est vite venue : je ne connais rien de plus lassant que la rhétorique naïve des utopistes, jeunes ou vieux. Que l’essence de l’homme soit la parole, cela est plus ou moins vrai ; mettez à la place de l’homme le Français, et la définition est absolument exacte. Ce n’est pas au plaisir, c’est à la volupté, à l’orgasme de parler que j’ai assisté depuis trois semaines. Ce n’est pas un hasard que la Trappe soit née au milieu de ce peuple : où ailleurs aurait-on inventé avec plus d’à-propos le supplice du silence ?
Ceci dit, le drame de ces étudiants est sans bornes : Dieu même ne pourrait trouver une solution aux problèmes que pose, rien qu’à Paris, l’existence de quarante mille « littéraires » dont l’avenir est nécessairement bouché. Parmi eux, des milliers et des milliers « étudiant » la sociologie, une science sans objet et qui a de plus le grand inconvénient de rendre arrogant quiconque en a acquis un vague vernis.
Tout ce qui est allemand me semble prolixe, faussement profond, bon seulement pour des adolescents et des professeurs. J’ai passé trente ans de ma vie à subir une fascination qui ne résiste pas à l’analyse, qui me semble sans excuse. J’ai l’impression de me réveiller après un rêve ininterrompu. Tous ces mots philosophiques (dont les Français d’aujourd’hui, heideggerisés, se
gargarisent à longueur de journée) me semblent creux, prétentieux,
malhonnêtes.
Les imbéciles, surtout quand ils sont intellectuels, sont terriblement
déprimants ; ils ne sont odieux que dès qu’ils sont riches, parce que l’argent
les autorise, hélas ! Telle était ma famille : riche, affreusement.
Je me sens automatiquement mal à l’aise chez quelqu’un, surtout si je l’estime. Ce n’est pas là de ma part une échappatoire, mais bien, pour employer des mots solennels, une fatalité dont je suis le premier à souffrir. J’ai une peur morbide des malentendus inhérents à la cohabitation, fût-elle limitée.
La malice, elle aussi, a ses étages ; et celle-là sans aucun doute manquait
totalement d’innocence, absolument d’imprudence, mais elle était cousue de fil blanc ou rouge, jusque dans ses générosités qui n’en étaient pas, puisqu’elles exigeaient le retour. Bref, et pour en finir avec cette apologie, je dirai, en laissant tomber les bras, que dans un cas aussi parfaitement sinistre, il faut avoir la charité d’abandonner l’homme à son avenir surnaturel pour ne parler, ici, que de ses dégâts, avec horreur.
Armel GUERNE – Qui est Armel Guerne ? (France Culture, 1984)
L’émission « Agora », par Olivier Germain-Thomas, diffusée le 10 avril 1984 sur France Culture. Invité : Dominique Gagnard.