Avec une puissance proprement stupéfiante,
Emmanuel Pinto pose son verbe sonore qui hurle dans nos têtes l'horreur de la guerre du Liban en 1982, son lot de non-dits, de controverses. S'inscrivant dans la lignée du grand film d'animation « Valse avec Bachir », son roman « acouphènes », relate le destin de Pini, soldat israélien intervenant au Liban durant la période de Sabra et Chatila.
Avant toute chose, il s'agit bien d'un roman.
D'une part, et c'est important, parce qu'
Emmanuel Pinto fait oeuvre littéraire et non historique, il ne s'attache pas à évoquer avec minutie le déroulement des évènements, mais plutôt plonger son lecteur dans la conscience de plus en plus brumeuse de son personnage.
D'autre part, parce que dans un exercice de style aussi audacieux que réussi, son texte fait de
Jean Genet un autre de ses héros.
Un mot sur
Jean Genet.
Jean-Paul Sartre qui était pourtant l'un de ses grands admirateurs convenait de l'antisémitisme assumé de celui-ci tout en s'inclinant devant son génie littéraire. Ce « voyou, le sale gosse de
Saint-Germain » comme on pouvait le surnommer, a aussi largement montré son attachement envers les palestiniens dans de nombreux écrits tels que « le captif amoureux » et « quatre heures à Chatila ».
Mais
Jean Genet, c'est surtout un plume inoubliable, un puissance inouïe d'évocation, un rapport assumé au mal et à la perversion (lisez «
Notre-Dame-des-Fleurs » ou «
Journal du voleur » si vous avez du temps et suffisamment d'estomac), et donc une ambigüité constante, pas exempte de variations, dans son jugement du monde et de l'humanité.
Emmanuel Pinto, confronte donc le regard de plus en plus voilé d'un soldat, qui voit son meilleur ami tomber au combat, puis qui sauve son unité en tuant un enfant armé d'un lance-roquettes, avec le regard toujours imprévisible de l'écrivain erratique. En cercle concentriques de plus en plus serrés, sa prose, d'une poésie rare et troublante, puisqu'elle s'inscrit dans celle de
Jean Genet (une véritable prouesse !), navigue entre ces deux points de vue, comme un champ/contre-champ au cinéma, jusqu'à finir par les embrasser dans une même focale au cours de scènes d'anthologie, les plus belles que j'ai lues depuis longtemps.
On doit donc souligner la qualité de la traduction de
Laurent Cohen qui est d'une musicalité telle que l'on croirait le roman écrit en français. Et l'on peut ainsi saluer la politique éditoriale de la maison
Actes Sud qui, outre publier le grand américain
Don DeLillo (vous vous pâmerez devant «
Cosmopolis », film dans la sélection du Festival de Cannes 2012, adapté par
David Cronenberg avec
Robert Pattinson dans le rôle principal) ou
Mathias Enard (l'un des romanciers français de grande ambition), a développé une brillante collection de textes israéliens, Lettres Hébraïques.
C'est d'ailleurs de l'Hébreu dont il est question dans la seconde partie du roman. Celle-ci évoque la même période, mais vécue par Mona, la mère de Pini. Cette partie, que d'aucuns pourraient trouver de prime abord en décalage, ne montre pas l'instinct maternel éploré, mais l'acquisition de la langue par Mona à mesure qu'elle écrit à son fils. Elle découvre le pouvoir des mots, de la maîtrise de la fiction sur le réel.
Car en filigrane, « acouphènes » est une interrogation sur la capacité qu'ont
les mots, puis les images, à transformer le réel en mythologie. Si la première partie, descriptive, mettait en scène
Jean Genet, un écrivain capricieux, raillant les uns et les autres mais écrivant finalement bien peu dans ces moments, la seconde partie montre l'oeuvre-même d'un écrivain. En effet, la prose n'est plus évènementielle, mais vêt les sensations et les émotions violentes de la mère qui prennent le dessus sur la guerre à travers ses lettres.
Ces écrits, bouleversants, finissent d'achever le propos ainsi que les blessures infligées et subies. de maux en maux. Mot à mot.