(...) Jean Le Monnier qui veillait sur sa fille depuis sa plus tendre enfance comme sur une porcelaine rare.
Jamais encore elle n’était sortie seule, et aucun jeune homme n’avait eu le loisir d’échanger avec elle plus de quelques mots anodins, encore était-ce toujours en présence de l’un de ses parents. Par ailleurs, son père voulant la préserver à tout prix des mauvaises influences et des dangers, elle avait reçu toute son éducation à domicile. Ainsi, à la veille d’être mariée, la pauvrette ne connaissait de la vie qu’un univers familial bien austère. Depuis deux mois néanmoins, un nouveau précepteur venu de la capitale, égayait chaque semaine deux de ses soirées en lui enseignant la grammaire, l’arithmétique, la logique et la poésie.
Prudent, le meunier n’avait accepté la présence de ce maître, bien que ce ne fût pas un homme d’Église, que parce qu’il était affublé d’un vilain bandeau noir qui lui barrait le visage et dissimulait son œil manquant. En outre, il claudiquait affreusement et aidait sa marche d’un bâton noueux qui faisait qu’on l’entendait approcher à vingt pas. Jean Le Monnier sentait qu’il n’avait rien à redouter pour sa fille d’un individu aussi disgracieux. Gaucelm de Tours était le nom de cet homme étrange dont nul à Amiens n’avait jamais entendu parler auparavant. (...)
On racontait qu’il était l’instigateur de réunions nocturnes en des lieux sans cesse renouvelés et où se rendaient des notables de la ville et des jeunes gens de bonne famille. Gaucelm leur dispensait-il un enseignement ésotérique ou bien fomentait-il des complots en leur compagnie ?
Chapitre 1
Baldr qui lui avait tant appris et qui, fidèle à lui-même, avait continué à enseigner partout où se trouvaient des âmes avides de savoir, toujours dissimulé sous des déguisements et des noms différents, car on n’acceptait pas alors qu’un noble faillisse aux devoirs de sa charge en ne participant pas aux croisades, pis, en les décriant. Comme, en outre, l’Église pourchassait déjà les hérétiques et réservait un sort peu enviable à ceux qui n’acceptaient pas de se rétracter publiquement, ses idées audacieuses avaient peu de chance d’être agréées par les autorités religieuses avant longtemps. Amaury espérait avoir profité de ses leçons. Il avait appris à se fier à son intuition, et même à ces visions qui parfois l’assaillaient. Il avait appris à guérir par l’imposition des mains et par la force de la pensée. Il avait appris bien d’autres choses encore dont il ne pouvait parler. Et, à défaut de pouvoir venir en aide ouvertement au monde, sous peine d’être condamné pour hérésie ou pour sorcellerie, il pouvait se venir en aide à lui-même, et aussi à Lisa, à Alix… et bientôt, à cette petite âme qui allait venir agrandir la famille. Amaury formulait des vœux fervents pour qu’adviennent les années de lumière. Pour qu’advienne le temps où il ne serait plus besoin de se cacher pour communiquer au monde une connaissance à laquelle chacun, du plus fortuné au plus pauvre, aurait dû avoir accès. Baldr lui avait dit qu’il faudrait plusieurs générations avant que cela se produise enfin. Le sculpteur soupira. Au moins, les graines étaient semées…
Chapitre 3
Savez-vous que, dans certaines religions orientales, on enseigne que si quelqu’un a été mauvais envers vous, on doit lui en être reconnaissant parce que, grâce à sa méchanceté, il vous a donné une chance de développer votre patience et votre tolérance. En fait, nos ennemis nous rendent souvent de plus grands services que nos amis. On devrait donc les remercier.
Chapitre 15
(...) Éloi avait rejoint Aliénor. Il l’avait trouvée lisant près du feu avec son profil de madone dont la caresse lumineuse des flammes soulignait la pureté. Elle l’avait accueilli comme elle seule savait le faire, avec une sorte de joie enfantine. Et il s’était troublé de déceler dans son regard une expression qu’il n’y avait encore jamais remarquée.
Chapitre 17
Il s’enquit donc de Rémi Cambarin, qui remplissait l’office d’écrivain public. Nombre de gens ignoraient encore l’écriture, et Rémi rédigeait pour eux les missives destinées à leurs parents lointains, les factures le cas échéant et même, parfois, leur testament. Il était âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans et, outre son métier d’écrivain, il se targuait d’être un érudit. Il conservait dans sa chambrette pas moins de vingt livres dont certains étaient rédigés en langue vulgaire. A cette époque, les livres étaient recopiés et illustrés à la main12 par des moines copistes et coûtaient en conséquence très cher. Rares étaient ceux qui en possédaient plus de dix chez eux, et la plupart des gens n’en avaient tout simplement pas. Mais Rémi était rusé et, lorsqu’il travaillait chez un bourgeois qui ne voulait pas que son ignorance de l’écriture fût rendue publique, il était prompt à repérer dans la maison les ouvrages reliés en provenance d’héritages familiaux et à les réclamer pour paiement de sa collaboration et, surtout, de son silence.
Chapitre 2